jeudi 1 septembre 2011

Le roman

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Chapitre I

Hiver 1993. Vendredi

Coup de frein. Le moteur à peine arrêté, les portières du camion frigo claquent. Sept hommes en descendent d'un coup, enragés, ruisselant de pluie, transpirant d'excitation. Trois voitures suivent et stoppent dans un même concert de freins et de klaxons. D'autres marins jaillissent, rue de la mer, face à l'immeuble de l'Inspection maritime de Pors Meur. C'est un bâtiment austère reconstruit après guerre, utilitaire, sans cachet, tranchant net avec le style breton des autres maisons, plutôt façades blanches, volets bleus et toits d'ardoise. Les marins sont maintenant plus d'une vingtaine, énervés, vindicatifs.
- Allez ! On y va les gars !
- Vite ! Faut pas qu'ils ferment la porte !
- S'ils la coincent, on la pète !
- T'inquiète, ils nous attendent pas !
Juste pronostic, l'agent de service qui a toujours une bière d'avance, a une porte de retard. Il n'a pas réussi à bloquer à temps le sas d'entrée. Le voilà poussé méchamment.
- Dégage !!
Sûr, de toute façon, qu'elle n'aurait pas résisté à un pareil assaut. Marcel, Fanch, Jeff, l'équipage du Breizh Atao et les matelots de trois autres chalutiers sont décidés. Ils se sont rués à l'intérieur comme des requins sur un naufragé. Leurs visages sont burinés d'écume et de haine. Rien ne les arrêtera. Il y a une heure, à la criée, ils ont chargé les caisses de poissons invendus avec une seule idée en tête : les foutre sur la gueule de cet incapable de fonctionnaire, ce pseudo responsable du secteur de Pors Meur. La semaine dernière, ils avaient été le voir calmement pour lui faire part de leur inquiétude sur la chute du prix du poisson. Il ne les avait pas écoutés, les refoulant d'une phrase dans le genre : "Allez messieurs, vous en avez vu d'autres, ce n'est qu'un mauvais moment à passer". Et bien, le mauvais moment, il serait pour lui. Au moins deux tonnes de poissons restés sur le carreau aujourd'hui. Six depuis le début de la semaine. Deux de trop, ça ne peut plus durer. Les marins consternés par la mévente, abattus, s'étaient vite ressaisis. Les deux tonnes, ce sont deux tonnes de désespoir déversées là, sur le trottoir, puis dans le hall.
- Vite les caisses !
Et les caisses passent de mains en mains et se vident. Les gestes sont précis, les marins font la chaîne, question d'habitude. Il faut toujours faire vite pour amener le poisson à peine débarqué sous la criée. Marcel et Jeff sont en bout de ligne. Ils réceptionnent les caisses de plastique rouge. Elles s'entrechoquent, claquent d'un bruit sourd lorsqu'elles s'écrasent sur le sol. De la lotte, du merlu, des langoustines, des limandes glissent sur le lino beige. Le personnel de l'Inspection maritime est ébahi. Personne n'ose protester. Les locaux sont envahis progressivement par une marée gluante et odorante. Sans approuver, tous comprennent le désarroi des pêcheurs. Pas étonnant, à Pors Meur, de près ou de loin, tout le monde est concerné par la pêche.
- On ne fait que déverser. Pas de brutalité, avait prévenu Marcel.
Déjà une tonne, les marins redoublent de vigueur. C'est l'hallali halieutique ! Les poissons se répandent dans tout le rez-de-chaussée, envahissent le couloir, atteignent le bureau du chef. Tous les regards convergent vers la porte du fond.
- Va sortir... Ou alors faudra aller le chercher, gueule un marin.
Lorsque les premières limandes attaquent la moquette du bureau, le commissaire de Brézeuil ose enfin sortir. Tant pis pour ses souliers en daim. Il veut s'avancer vers la meute, manque de glisser, se rattrape in extremis à l'extincteur - rire général -, se redresse et essaye enfin de protester.
- Messieurs, retirez-vous. Vous n'avez pas le droit ! Vous êtes dans un bâtiment de l'État ! Sortez immédiatement ou j'appelle les gendarmes !
Brézeuil n'a pas le temps de regretter la menace qu'il vient de proférer, ni de la mettre à exécution. Quatre marins vigoureux s'emparent aussitôt de lui et le projettent au milieu du poisson répandu. Il glisse, s'étale. Le voilà allongé, se débattant sur un tapis d'écailles et de chairs visqueuses et protestant.
- Tais-toi, tout ça c'est de ta faute, tu fais rien pour que ça s'arrête !!
Brézeuil essaye bien de s'échapper de cette situation ridicule, mais des bras puissants chargés de tatouages le maintiennent prisonnier de la gangue poissonneuse jusqu'à l'arrivée du journaliste local.
- Dépêche-toi Kélou !
Et Kélou mitraille comme un malade, croyant tenir là une série de photos dignes de lui faire mériter le Pulitzer. Crépitement de flashes. Première page assurée demain.
- La prochaine fois, c'est plus des pesked qu'on te balancera, on foutra le feu à cette baraque si tu dis pas à ton ministre de se remuer le cul !
- Nos langoustines, not' merluchon, tout resté sur le carreau ! Du beau poisson comme ça. Trop beau pour toi, Brézouille !
- Brézeuil, Albert.
- Brézouille ou Brézeuil, tout ça c'est memes tra!
- Ouais, qu'est-ce qu'il fout ton ministre pour bloquer la lotte américaine qui arrive deux fois moins chère que la nôtre ?
- Mes braves, la politique communautaire des pêches...
Le commissaire n'a pas le temps de finir sa phrase. Un matelot lui déverse en pleine figure le contenu d'une caisse de maquereaux.
- Brézouille ou Brézeuil, ministre ou Bruxelles, même vérole, qu'est-ce qu'ils font pour empêcher les Anglais d'acheter des pesked au marché noir qui arrivent bradés à Rungis ?
- Et le merlu d'Argentine, et le poisson des Russes, radioactif en plus ? Tous des fumiers ! fulmine un autre marin qui se prend pour Thierry La Fronde en faisant tournoyer rageusement un cabillaud d'au moins quatre kilos. Trois, quatre moulinets et la queue se décroche. Le reste de la bête finit sa course contre l'écran d'un ordinateur. Splaschhhhhhhh. Le P.C bascule et se fracasse sur la sol gluant.
Du sang, des écailles, des tripes giclent, dessinant des arabesques sur les murs. Les marins de Pors Meur n'ont jamais entendu parler du dripping, la technique du peintre Pollock, mais la fureur donne parfois de l'inspiration et de l'imagination. L'opération n'a duré qu'une quinzaine de minutes. Elle laisse dans le hall et les bureaux un épais tapis poisseux et des murs dégoulinants.
- Bon, on se casse ! lance Marcel visiblement satisfait.
Touche finale, quelques slogans sont bombés rageusement sur la façade "La pêche ne crèvera pas", "Ministre de mes deux", "Bruxelles, pourris". Les marins se replient, direction le Las Vegas, histoire de se rincer la colère à coup de muscadet. Les bacs vides sont restés pêle-mêle sur la chaussée comme pour baliser le forfait à l'intention des badauds qui, malgré la pluie, viendront voir les dégâts. C'est pas tous les jours spectacle à Pors Meur !


Chapitre II


Dehors, une pluie serrée colle aux trottoirs, rentre dans la peau, gluante, salée, presque solide. Les décorations de la semaine commerciale du premier de l'an, déjà délavées et en partie arrachées par la tempête, se balancent entre les rangées de maisons de la grand'rue de Pors Meur, la rue de la Mer, un nom donné par manque d'imagination. Autant dire qu'en baptisant son bar le Las Vegas, Jacky, lui, s'était creusé la cervelle. L'affluence dans son bistrot casse-croûte est bien la preuve qu'il a eu raison d'ajouter un peu d'exotisme au décor. Les deux palmiers en zinc qui ornent la façade sont bien souvent malmenés par les éléments, à croire que la nature n'a pas le sens de l'humour. Elle a fini par déteindre sur les gens du pays. A chaque tempête, Jacky décroche le goémon qui pend aux feuilles dont la peinture verte s'écaille à la sortie de l'hiver.
Une Golf blanche passablement cabossée freine en catastrophe devant le Las Vegas en faisant crisser le gravier mouillé. Pierre-Jean, le mareyeur, se gare à la va vite, en travers, une roue mordant le caniveau. Toujours pressé, comme d'habitude; il n'arrive pas à se faire à l'idée que bientôt il sera en vacances, ou plus exactement au chômage. Il ne réalise pas qu'il va devoir licencier ses quatre ouvriers et déposer son bilan. L'impayé de vingt plaques du mois dernier l'a mis K.O. Dix ans d'efforts envolés, et pas le moindre boulot de rechange. Il ne va tout de même pas aller travailler chez les collègues, d'ailleurs aucun n'embauche plus. Il y avait bien la conserverie, mais depuis que le groupe Octopia s’est allié aux étrangers, rien ne va plus et tout le monde dit que l'usine va fermer.
- Allez, sers moi vite une mousse Jacky ! s’exclame Pierre-Jean.
- Alors les cours ?
- Une vraie cata... Tu sais, avec les importations, on ne passe plus rien.
Jacky recharge le distributeur de cacahuètes tout en poursuivant une discussion animée avec Pierre-Jean et deux marins plus âgés accoudés au bar. Il se retourne vers la porte de la réserve et apostrophe sa serveuse, une gamine de dix-huit ans, petite rousse, les cheveux plaqués, l'air décidé.
- Grouille toi, Vanessa ! Qu'est-ce que tu fous là derrière ? Ramène donc tes caisses de bière dare-dare et viens laver les verres, les cow-boys vont pas tarder à débouler. Va falloir fournir!
La nouvelle s'est répandue à toute vitesse : l'immeuble de l'Inspection maritime a été attaqué. Les combattants sont attendus au Las Vegas. Kélou, le journaliste est de la partie. Il était en train de boire son premier café de la journée lorsqu'on l'avait prévenu.
- Faut que tu viennes pour la photo !
Un matelot avait été dépêché pour aller le chercher afin qu'il immortalise l'événement, une photo pour la postérité, comme celles des chasseurs de fauves qui bombent le torse devant leurs trophées. Kélou, c'est un surnom. En breton, ça veut dire "nouvelle". Il s’appelle en réalité Germain Keller. Ce grand type vient d'Alsace. Il a eu de sérieux pépins au journal où il travaillait là-bas. Il avait voulu dénoncer les magouilles du président du Conseil régional. Le directeur du journal avait vite cédé aux pressions et viré Keller. Germain était un idéaliste, c'est la raison pour laquelle il avait choisi ce métier de "dérangeur" selon l'expression d'un de ses professeurs à l'école de journalisme. Oui, il était tombé de haut, de très haut, d'où une immense amertume. Cela fait deux ans qu'il est arrivé à Pors Meur, à l'agence du petit quotidien Le Pays. Une sorte de placard un peu plus aéré que d'autres puisqu'il donne juste sur le bassin du port, avec vue imprenable sur l'élévateur. Échaudé le Kélou ! Il prend tous les chefs pour des pourris, à commencer par le sien, le directeur du Pays. Il voudrait se refaire une famille ici, sur la côte. Pour ne plus crever de solitude, pour être pris en considération, pour exercer encore ce pouvoir dont tous les journalistes, même les plus insignifiants, ne peuvent se passer. Depuis que les gens de Pors Meur lui ont donné un surnom, il se sent un peu adopté.
L'attaque de l'Inspection maritime, voilà quelque chose de providentiel ! Il a juste eu le temps d'attraper son appareil photo et de se précipiter sur le théâtre des opérations. Le Pays est une feuille locale qui fait des pieds et des mains pour survivre. Pour Kélou, "péter un ratage" aux journaleux des deux grands canards d'en face, L’Indépendant et Le Réveil qui, comme il ne cesse de le répéter se prennent tous pour des Albert Londres en puissance, c'est mieux que décrocher le jack pot.
Kélou a mitraillé la chaîne, puis le déversement des caisses de poisson dans le hall d'entrée, Brézeuil au milieu des poisson comme Job sur son tas de cendre, le retour des pêcheurs se dirigeant bras dessus bras dessous vers le Las Vegas.
Ferdinand lève le nez vers Jacky, opine vaguement de la tête et se replonge dans la contemplation de sa tasse de café.
- Les v'là !! hurle une voix.
La porte d'entrée s'ouvre brutalement projetant une rafale de pluie et un groupe compact d'hommes en ébullition.
- Digemer mat d'an holl ! Bravo les gars ! Un beau coup comme ç'ui-là, ça s'arrose. Approchez, approchez, c'est la tournée du patron !
Les hommes entassent dans un coin du bistrot leurs cirés dégoulinants. Une odeur âcre de transpiration mêlée au jus de poisson monte et remplit la salle. Marcel, le meneur, un petit au torse surdimensionné est rouge de rage.
- Ah ! On n'a plus besoin des pêcheurs ! C'est ça ! Ils veulent donc qu'on crève. Eh bien ! On va peut-être crever, mais pas sans rien faire ! Avant de se faire hara-kiri, on va tout casser !
- Vous vous rendez compte, des langoustines, des beaux petits merluchons restés sur le carreau ! Trop beau, même pour ce fumier de Brézouille.
Un matelot, très jeune, pâle de colère, maugrée en frappant du poing.
- C'est dégueulasse. C'est plus la peine d'aller faire quinze jours de mer pour sept cent cinquante balles. Tous les types sont à bout, on va crever la gueule ouverte. Y a qu'à rester à terre!
- T'as raison Loig. On est trop cons, y a qu'à faire comme les agriculteurs. Pour se faire entendre, il faut foutre la zone, y a qu'à monter à la préfecture !
Un autre homme prend la parole.
- En plus de ça, à l'usine, ça sent le roussi. Tout ce que les grands patrons là-haut ont trouvé à faire, c'est une société avec les Ritals et lourder Francis Kervella. Je dis pas que c'était un caïd comme directeur. C’est sûr qu'il picole sec, mais plutôt brave type dans le fond ! Maintenant, vous allez voir, ça va licencier à tour de bras. Encore des boulots de perdus pour les femmes !
- C’est des magouilles partout, lance un marin plus âgé. Enfin, ce que j'en dis, moi... J'ai décroché depuis un moment et je suis bien content de plus faire ce putain de métier. Mais vous, vous en avez pas marre de vous faire entuber ? Qu'est ce qu'ils font tous ceux qui sont sensés vous défendre ? S'ils faisaient leur boulot, on n'en serait pas là !
Marcel, hors de lui, braille à la cantonade.
- On peut plus faire confiance à personne. Il faut faire le ménage partout. Faut prendre nos affaires en mains nous-mêmes ! Kélou, j'espère que t'as pas loupé tes photos. T'as du boed pour remplir ta page maintenant. Et c'est qu'un début, t'auras de quoi pisser de la copie, tu vas voir. Pas vrai les gars ?
- Ouais, ouais, Marcel, t'as raison à cent pour cent, mais faut qu'on appelle Youenn en mer. Lui saura nous conseiller. Il en a mené des luttes quand il était dans la Marmar !
- Le "Lydie-Solenn" rentre demain, précise Jacky.


Chapitre III


C'est la deuxième fois que Jacques de Brézeuil s'administre une douche. C'est non seulement la deuxième tentative de lutte contre les écailles de poissons qui se sont collées à sa peau, mais c'est aussi la deuxième tentative de lutter contre l'odeur qui s'est incrustée dans chacun de ses pores. Jamais il n'avait subi pareil outrage. Il n'avait pas pu parer le coup de force de ces sauvages. Tout s'était passé trop rapidement. Il avait dû faire face à ces brutes, seul, ses agents n'avaient pas bougé. Il savait bien qu'ils le détestaient. Il était dans son bureau à interroger une nouvelle fois ce drôle, un ancien pêcheur, surnommé Didrouz, qui s'était fait prendre encore à pêcher des bigorneaux en zone insalubre. " Il faut bien que je vive et fasse vivre ma mère, monsieur le commissaire". "Certes, mais vous n'avez pas le droit d'empoisonner tout le monde". "Je n'empoisonne personne, les gens d'ici sont immunisés !". Didrouz, ça veut dire silencieux en breton, mais le silencieux avait dû argumenter. Il savait qu'il risquait une nouvelle amende. " Pourquoi vous vous acharnez sur moi ? Y a d'autres choses pour vous occuper, la chute des cours par exemple". Quelle outrecuidance ! Brézeuil avait voulu lui sortir une tirade sur le respect de l'autorité et la certitude que l'administration était là pour veiller au bonheur des citoyens, même malgré eux. Il en avait été empêché par l'irruption des sauvages. Après cette épreuve qui avait duré l'éternité, le costume Cardin du commissaire maritime avait senti la cardine, encore appelée limande, l’une des spécialités de Pors Meur.
Vingt minutes sous la douche, mais l'odeur est tenace, l'odeur ou plus exactement le souvenir de son humiliation. La sonnerie du téléphone intérieur retentit. Brézeuil n'a pas fini de rincer l'affront. La sonnerie se fait plus insistante. Il se résout à sortir de la douche. Sa secrétaire, Noémie, lui passe le commissaire général. C'est lui qui a sous sa coupe l’ensemble de la région maritime de Bretagne : tout ce qui est mouillé par une goutte d'eau salée - homme, poisson, bateau - est sous son autorité. C'est un homme sec, difficile, bref, il n'aime pas qu'on lui complique la vie. Sa devise : "Trouvez la solution avant de poser la question". Pour lui, la mésaventure que venait de vivre son subordonné était de mauvais augure. Il ne pourrait plus désormais descendre à Pors Meur en tenue d'apparat pour présider les assemblées générales des pêcheurs. Il en voulait ainsi un peu plus à Brézeuil, puisqu'il serait privé des gargantuesques repas consécutifs à ces grands-messes maritimes.
- Alors mon petit Brézeuil, vous avez cherché à me joindre ?
La question est formulée sur un ton sarcastique annonçant chez cet homme cynique, l'imminence d'une accusation de faute.
- Mes...mes respects... Monsieur... le commissaire gé... général. J'ai... j'ai été sauvagement agressé par...par les pê... pêcheurs... Ils sont devenus comme enragés... Je crois qu'on peut s'attendre au pire.
- Vous en avez mis du temps à me prévenir, j'ai appris l'attaque par les R.G, rétorque sèchement le commissaire général.
- Il... Il fallait que je mme mme mme change...
La diction de Brézeuil devient de plus en plus laborieuse.
- Allez les raisonner, c'est votre boulot! Vous n'avez qu'à réunir les différents présidents des organisations professionnelles. Faites remonter leurs doléances, on transmettra.
Brézeuil a toujours eu une sainte aversion pour ce milieu de la pêche. Sous sa douche, il s'imaginait une batte de base-ball à la main en train de se défendre et de leur fracasser les os, d'en découdre avec leurs cervelles. Une nouvelle fois, il s'était mis à regretter d'avoir été doté par la nature d'une constitution aussi chétive. Il aurait voulu être un Rambo pour la circonstance et que tout se déroule comme à la fin de tous les films d'action : le châtiment des méchants. Il s'était consolé toutefois en spéculant sur la sanction économique administrée à ces brutes sans foi ni loi. Les contingences du marché mondial des produits de la mer leur en donneraient, du reste, la mesure.
Après cet affront Brézeuil se rattrape comme il peut. Sa tête a toujours été plus secourable que ses muscles. Pas suffisamment cependant puisqu'il a raté deux fois le concours d'entrée à l'E.N.A et qu'il a dû se rabattre, en désespoir de cause, sur cette administration territoriale sans panache ou du moins, pas à la hauteur de l'estime que Brézeuil se porte à lui-même.
- Mon boulot... Avec tout le respect que je vous dois, je ne l'ai pas demandé, bredouille-t-il au téléphone.
Brézeuil veut reprendre l'avantage ; bien mal lui en prend.
- J'en ai rien à faire, vous comprenez ? Vous vous débrouillez ! C'est bien clair ? Je ne veux pas de chienlit sur la côte !
Brézeuil n'a pas le temps de développer plus avant ses angoisses métaphysiques car son interlocuteur a raccroché. Il a juste entendu résonner dans le combiné la formule magique : "Quel con !", à moins que ce ne soit lui qui l'ait pensé à l'encontre de son supérieur.
Brézeuil est comme entré en résistance. Nu - il n'a pas eu le temps d'enfiler son peignoir - , le recalé à l'E.N.A a toutefois inconsciemment rectifié la position pour parler à son supérieur. Soudain, l'impression d'être le seul homme rescapé d'une catastrophe nucléaire, survivant au milieu d'un monde hostile, s'empare de lui. Horreur ! Non, il n'avait pas voulu ce poste, sa hiérarchie l'y avait contraint. Lui qui aime l'anonymat des grandes villes, s'était retrouvé il y a six mois, affecté dans ce port de quinze mille âmes. C'était à la suite d'une banale histoire qu'il avait atterri ici, sans ménagement, sans parachute. Il y avait à peine un an, il avait séduit ou plutôt il s'était laissé séduire par la fille du directeur du personnel de l'administration centrale, un homme difficile et coléreux. Sa fille, étudiante en sociologie, faisait un stage au ministère. C'est là que Brézeuil avait fait sa connaissance. Vingt ans de chair fraîche, il n'avait pas pu résister.
Malgré sa jolie gueule d'ange style latino-américain, danseur de tango, mâtiné de Bogart, jeune et à jeun, Brézeuil n’a qu’une seule et vraie passion, les voitures miniatures qu'il collectionne depuis son enfance. Il en a rassemblé pas moins de quatre mille modèles achetés dans les magasins spécialisés de la capitale. Cette passion monomaniaque avait fini par faire de lui un vieux garçon sans qu'il s'en aperçoive. Les quelques filles qui avaient pu s'intéresser à sa personne avaient rapidement fui devant cette collection qu'elles avaient rapidement jugée insupportable. Telle est la vie des collectionneurs, l'égoïsme guette.
Pourtant Brézeuil avait craqué devant les avances de la jeune stagiaire. Comme il faut bien que le corps exulte, il avait laissé libre cours à l'amour de cette adolescente enthousiasmée, non par sa collection dont elle avait pu voir quelques spécimens dans son bureau, mais par le petit bolide américain dont Brézeuil était propriétaire.
Il avait été surpris par l'audace de la jeune étudiante. Avec elle, il avait trouvé l'occasion de pratiquer ses exercices hygiéniques. Comme pour les voitures, il faut que la vidange soit faite à intervalle régulier. Avec cette fille, il usa pas mal d'huile, trop sans doute puisque quelques bons collègues de travail s'en allèrent colporter les termes de la passion entre le mécanicien et la belle stagiaire qu'ils avaient surpris dans une des petites salles du sous-sol en amoureuse posture. De quoi déclencher une mutation anticipée. Le directeur savait que sa fille avait horreur de la province. Il choisit alors pour Brézeuil une affectation lointaine, là où il serait sûr que sa fille n'irait pas le rejoindre. Précaution inutile, car l'apprentie sociologue qu'il essayait de protéger contre tous les dangers, avait croisé entre temps un professeur de tennis qu'elle s'était mis en tête de posséder rapidement. Elle fut donc totalement insensible aux propositions de Brézeuil de l'accompagner jusqu'à ce port breton, dont le nom exotique était déjà en soi synonyme de déportation.
Brézeuil, sans être amoureux s'était habitué aux petits exercices quotidiens. Elle n'était pas trop exigeante : juste un tour de voiture et une vidange en fin de journée, rien de bien compliqué. Tout cela était très compatible avec sa passion de collectionneur et cette fille ne prenait guère de place au milieu des centaines de petites autos. Pas étonnant qu'il n'ait alors pas vraiment compris l'enchaînement des faits : l'irruption de la demoiselle dans sa vie, sa mutation, le fait qu'elle le lâche, son arrivée à Pors Meur. Effectivement, il n'avait rien compris, comme d'ailleurs, il ne comprendrait pas ce qui allait lui arriver dans les prochains jours.


Chapitre IV


Nuit de vendredi à samedi

Une détonation avait déchiré l'air. Francis Kervella était tombé d'un seul coup, le corps en arrière, en hurlant. Une balle venait de lui traverser le genou. Derrière lui, une voix avait éructé.
- Alors Kervella, on pensait s'en tirer ?
Du sang s'était étalé en flaque gluante sur le carrelage blanc de la maison du bord de la plage. C'était il y a une heure. Maintenant, Kervella n'est plus qu'un pantin démantelé. Une autre balle lui a éclaté la rotule droite, un quart d'heure plus tard. L'un de ses agresseurs l'avait toisé en riant méchamment.
- On te laisse mijoter dans ton jus pendant cinq minutes. Après, si tu persistes à ne pas cracher le morceau, on te fera sortir tes petits secrets à la perceuse !
Le corps de Kervella se délite, déchiré par l'atroce douleur. Kervella s'était retrouvé seul, affalé sur le carrelage. Il avait vaguement perçu des bruits assourdis, comme si on remuait des meubles à l'étage. Maintenant Kervella sait qu'il va mourir, parce que ses bourreaux, même s'il leur avoue l'emplacement des documents, le tueront de toute façon. Cinq minutes de sursis. La machine à dérouler les images tourne comme un manège fou.
"Trop tard, c'est fini pour moi, terminus". Des remords par bouffées. Un dégoût de lui-même. Envie de vomir, mais son estomac refuse de coopérer. Cloué au sol, il se ressasse : "Trop tard pour revenir en arrière ! Comment j'ai pu en arriver là ? Jeter par dessus bord mes espoirs de jeunesse ? J'étais au Parti socialiste, assidu aux réunions, même. Un bon militant ! J'ai laissé tomber quand je suis devenu cadre supérieur. Quand j’ai été nommé à Pors Meur, ça a été dur au début de prendre les choses en mains, mon prédécesseur avait foutu un sacré merdier… Détournement d’un paquet d’argent…".
La flaque de sang grandit et s'écoule en direction de la porte-fenêtre. Vue imprenable sur la mer. La vision de Kervella se brouille, mais le marteau piqueur de sa mémoire fouille les strates de son existence. Il se murmure comme s'il répétait un discours : "J'avais voulu restaurer le dialogue interne, valoriser les ressources humaines". Tout aurait dû marcher comme sur des roulettes. Putain de crise ! Tout s'était vite barré en couilles. Chacun sauvait ses meubles. "J'ai lâché du lest, beaucoup de lest, sans m'en rendre compte, par manque de motivation au début, par lâcheté ensuite. Facile alors de me virer".
Les voix de ses agresseurs se rapprochent et l'injurient, des bras le soulèvent avec brutalité, la douleur est trop forte, Kervella s'évanouit.
Un grand miroir décroché repose contre le mur. Kervella gît sur son lit à l'étage, dans des draps rouges de sang. Il a repris conscience. Il ne peut plus bouger et sa vie qui file... Des cartons s'entassent le long des murs. Après le week end, des déménageurs devaient tout charger, Kervella n'avait plus de raison de moisir dans le coin. Avec son plan, plus de souci d'avenir à se faire. Il lui suffisait de partir loin, très loin, au soleil de préférence. Là personne ne serait venu lui demander des comptes.
Kervella livre un dernier combat contre sa mémoire qui part en lambeaux, contre son corps qui se vide et va bientôt se figer pour toujours. Dans le miroir, face à son lit, il voit la loque sanguinolente qui s'y réfléchit : lui. Pas de doute qu'une certaine pourriture intérieure couvait, la voilà en train d'éclore à travers le tin de la glace.

"... Et l'on part dans la vie en disant :
Je serai vertueux, incorruptible, probe
... Puis on avance et l'on commence à voir
que le destin n'est pas une ligne bien droite...
On s'indigne d'abord, puis on concède un peu.
Il faut, pour réussir, moins planer dans le bleu,
descendre ; et l'on descend ; on s'amoindrit ensuite.
On s'aplatit, on rit, on dit : suis-je jésuite !
On intrigue, on se pousse, on se flatte, on rampe, on ment...".


Victor Hugo. Encore la force de se souvenir de ses lectures pour résumer son itinéraire. Mais la douleur est trop forte. Kervella, semi-conscient plonge dans son passé.
Jusqu'à son licenciement, il ne s'était jamais trop laissé aller physiquement. Pour un quinquagénaire, malgré un embonpoint naissant, il n'y avait pas trop de dégâts apparents. Sa voix s'était même adoucie et avec les femmes, ça marchait plutôt bien. La dernière qu'il avait draguée, c'était il n'y a pas longtemps, à la sortie d'un concert à Quimper. La femme d'un type qu'il connaissait. Le mari était en voyage d'affaires. Elle, il l'avait emmenée dans un bar de nuit. Il était plutôt en forme ce soir là, la femme se marrait et ses yeux brillaient. Ils avaient beaucoup bu, Kervella l'avait ramenée chez lui, dans ce lit où il ne livre même plus bataille contre la mort. Ils avaient baisé à l'estime tellement ils étaient bourrés.
Les femmes des autres, c'était le loisir de Kervella. La sienne ? Il l'avait perdue. Une drôle d'histoire... Plus de vingt-cinq ans de vie commune. Une vie rectiligne à en crever, foutue en l'air par sa faute. C’est vrai qu’il ne l'avait jamais vraiment écoutée. Il lui avait fait deux gosses coup sur coup et s'était noyé dans le travail. Il gagnait de mieux en mieux sa vie. Il se déchargeait sur elle de toutes les décisions domestiques. Petit à petit, il avait eu la sensation de ne plus rentrer chez lui, mais chez sa femme. Tant que les enfants étaient encore là, il ne s'était rendu compte de rien. Mais quand ils étaient partis faire leurs études, il y avait eu quelque chose de brisé. Sa femme avait continué à se comporter comme avant, sans se poser de questions, du moins c'était l'impression de Kervella. Quand il avait été nommé à Pors Meur, elle était restée finir l’année scolaire dans la Sarthe, là où il avait son poste précédent dans une autre usine du groupe. Elle était prof dans un collège
Kervella n'avait jamais craché sur les aventures, pour un soir, pour quelques jours, guère plus. La seule histoire vraiment importante ça avait été, peu de temps après son arrivée à Pors Meur, avec Katell Tevenn, une belle blonde employée dans un cabinet juridique à Quimper. Une femme qui avait roulé sa bosse avant de revenir au pays. Elle avait longtemps travaillé à Paris au siège de son groupe, Octopia. C'était le grand chef, Dubuisson, qui la lui avait présentée. Leur liaison avait été une relation d'égal à égal. Il avait vécu sexuellement avec elle les moments les plus fulgurants de sa vie. Il n'avait jamais envisagé de quitter sa femme, parce que pensait-il, la laisser tomber, c'était la détruire et il lui restait tout de même pas mal de séquelles de son éducation chrétienne. Katell, elle, aurait voulu que Kervella divorce et l'épouse. Elle lui avait demandé de prendre une décision. Il avait fait semblant d'hésiter quelques temps, mais Katell avait vite compris qu'il ne passerait jamais le pas. Elle en avait eu assez et avait trouvé un autre amant plus jeune, des tas d'autres avaient suivi.
"J'ai été malheureux, se murmure Kervella, les larmes au bord des yeux. C'était il y a combien d’années déjà ? Le temps passe vite et ma vie va finir dans quelques minutes". Il essaye d'ouvrir les yeux. Ses paupières sont comme scellées. Il parle maintenant à haute voix : "Imbécile que j'étais, j'ai rien compris au film !".
Un matin, sa femme l'avait appelé à l'usine pour lui dire qu'elle le quittait, qu’elle allait vivre avec un autre homme. Il lui avait fait répéter. Elle lui avait expliqué que c'était une décision mûrement réfléchie, qu'il l'avait fait beaucoup trop souffrir et qu'il payerait un jour. C'était tout. Elle n'avait rien ajouté... Annoncer ça au téléphone, du délire ! Kervella avait balbutié, il avait voulu lui parler encore, s'expliquer, mais elle avait raccroché brutalement.
Kervella avait été humilié. Alors, après quelques mois de déprime où il avait songé à se suicider, il avait repris le dessus. Il s'était dit que puisque le gros de sa vie était derrière lui, il ne fallait pas louper la dernière partie du voyage. "Jouir sans entraves", l'ancien étudiant agité qu'il avait été, s'était souvenu du slogan qui fleurissait sur les murs. Kervella s'était mis à boire. Il vivait au jour le jour. A l’usine, il continuait à donner le change, jusqu'au moment où ça lui était tombé dessus, là tout récemment. Viré comme un malpropre. Il en avait pourtant rendu des services au groupe Octopia depuis des années, couvert des manips pas réglos du tout. Il avait monté tout le dossier de la société mixte avec les Italiens et dès l'accord conclu, on l'avait jeté pour mettre à sa place un type interlope qui sortait d'on ne sait où. Non, il n'avait pas vu le coup arriver !
La douleur est parvenue à le tirer de la torpeur dans laquelle il était en train de se diluer. Un sursaut de conscience, pour se révolter. Un dernier sursaut : "Ah, putain, il m'a eu Dubuisson ! Cet enfant de pute ! Il m'a baisé en beauté !". Kervella avait cru qu'il serait le plus rapide. Il avait tout démonté. Preuves à l'appui, il devait tout cracher, le foutre dans un de ces merdiers. Bordel ! Ç'aurait pu être un vrai carnage ! Il avait accumulé toutes les preuves, les papiers que ces saletés voulaient récupérer à tout prix. Mais, ça, ils ne les auraient jamais.
- Alors Francis, tu t'es décidé ? Tu craches le morceau ?
Tout à l'heure, enfin il y a deux heures maintenant, quand il avait dépassé le phare, pris le chemin dans la dune, passé la grille du jardin et rejoint la maison, une étrange bâtisse contemporaine entourée de cyprès, isolée près des rochers, il s'était dit en se servant un whisky : " Il y a une chose que je vais regretter en partant, c'est la vue sur la mer".
Zzzzwwwiiizzzwwwiiizzz...Aaarrrrgghhhhhhhh...Zzzzwwwiiizzzwwwiiizzz. La mer vient de disparaître à jamais pour Kervella. Le monde aussi, définitivement. La mèche de la perceuse a foré trop profond dans son occiput.


Chapitre V


Samedi matin

Il fait encore nuit sur le vieux continent. La promesse de l'aube est pourtant là-bas sur l'horizon. Mais les anciens dieux celtes font encore de la résistance pour lutter contre cette lumière étrangère. Sûr qu'autrefois le soleil se levait à l'ouest. Didrouz en avait toujours été convaincu, comme de l'existence de cette bataille titanesque qui avait renversé un jour les axes du monde.
Depuis deux mois, la pluie n'a pas cessé. Le goémon sur les rochers en est délavé. L'eau douce a presque asphyxié la faune et la flore. Les habitants de Pors Meur finiraient bientôt par avoir des branchies à la place des poumons. Il fallait que les ancêtres aient bien des choses à expier pour habiter un pareil endroit. Oui, bien des choses à se faire pardonner...
Ferdinand, lui, a l'impression de continuer à payer le pardon. Il a pourtant assez donné après son accident sur le chalutier, il y a déjà six ans. Depuis, il est inapte à la navigation. Mais quelqu'un semble encore lui demander le remboursement des intérêts, la roche était glissante ce matin, un peu plus glissante qu'hier mais moins que demain. Dur, de garder l'équilibre. Ferdinand est fataliste, mais il a le pied sûr. Ça fait quarante-deux ans, qu'il a le pied sûr. D'ailleurs il n'y a peut-être chez lui que cette partie qui est sûre. Depuis l'accident, sa colonne vertébrale est de travers, il marche en penchant le torse et la tête. Il a perdu dix centimètres, déjà qu'il n'était pas grand. Mais les jambes heureusement sont restées agiles.
Le phare campé sur un éperon granitique domine une côte déchiquetée, hostile où s'est bâti Pors Meur comme un défi à ce diable d'océan. Au fil des décennies, les hommes ont édifié leurs défenses contre la nature rebelle. Des quais sont apparus, puis une criée qui domine aujourd'hui de ses trois étages le bassin en eau profonde. On a construit des hangars pour les chantiers, des bâtiments pour les magasins de marée et les fournisseurs et enfin le slipway au bout du quai adossé au rocher de Men fall. Ici hormis la pêche, il n’y a rien pour nourrir les familles.
Il est six heures, Didrouz parcourt la grève. L'atmosphère humide est gardienne des ruines invisibles. Il marche d'un pas alerte et ses bottes prennent l'eau. A chaque enjambée un bruit de succion meuble le silence de cette plage caillouteuse. Là-bas, après Karreg du, le grand bloc de granit en forme de nez, s’étend son territoire de pêche. C'est une zone insalubre, un avantage : les bigorneaux sont plus gros et plus abondants que nulle part ailleurs. Le commissaire maritime n'est pas du même avis. Hier encore, il n'a pas réussi à le convaincre.
Didrouz avait assisté en direct à l'attaque. Il avait ri en voyant ce pantin gesticuler au milieu des poissons. Ah ! Sacrée prise que les marins avaient faite là ! Il s'était éclipsé sans demander son reste. Il était désormais tranquille. Après cet événement, le commissaire aurait d'autres chats à fouetter. Il n'a pas fini, le pire est à venir, Didrouz le sait. Il sait la nervosité et la détermination des pêcheurs. D'ailleurs Didrouz sait tout.
Il connaît le nom des bateaux qui seront inscrits à la vente de mardi la semaine prochaine bien qu'on soit à plus de huit jours de cette date. Il sait que le poisson est devenu rare, que le grand Marcel avec son vingt-deux mètres ne fait plus les mises à terre qui lui permettraient de payer la banque. Il sait aussi que la même banque a menacé Jeff, matelot sur le Breizh Atao, de saisir sa maison dont il ne peut plus payer les traites mensuelles. Il sait encore que la femme de Fanch est partie avec les meubles la semaine dernière parce que son Fanch, il ne lui rapportait plus autant de sous qu'avant. Il sait que Yann a dit au concessionnaire des G.T.I qu'il ne lui rendrait jamais la voiture et qu'il préférait même la casser. Oui, Ferdinand sait tout ; tout ce qui va arriver. D'ailleurs quand il a vu Marcel, Fanch, Jeff et les autres charger les caisses de poisson invendu ce matin à la criée, ça ne l'a pas étonné. D'abord Pors Meur, puis ils finiraient bien par Bruxelles où leur sort se décidait sans eux. Bruxelles, l'Europe...
Le seul cadeau que l'Europe leur fait régulièrement, ce sont les cargaisons perdues par les porte-conteneurs, en mer, à l'ouest. Dernièrement il y a eu les arrivées de fûts toxiques sur les plages, et voilà que maintenant, ce sont des détonateurs. Ils ne cessent de s'échouer depuis quelques semaines insidieusement, silencieusement, portés par la marée. On retrouve les engins mélangés aux paquets d'algues. Ils se nichent dans les trous des rochers, s'enfoncent dans le sable. Il en est venu des milliers sur la côte. Un désastre. Avant que la gendarmerie n'interdise l'accès au littoral, Didrouz a vu des gens qui les ramassaient. Des gens bizarres qui savaient s'y prendre et qui n'étaient pas d'ici. Parce que des détonateurs, ça en intéresse certains... Le préfet a mis en garde les pêcheurs qui risquent de se faire arracher une main ou un pied en ramenant ces saletés dans leurs filets. Ah ! l'Europe, c'est la mort. Des détonateurs comme cadeau de Noël et tous les jours des frontières grandes ouvertes qui laissent passer le poisson étranger.
L'aube s'exprime en de lentes variations grisâtres. La lumière apparaît en paillettes comme autrefois la mire de la télévision quand elle ne crachait qu'une chaîne. Elle était en noir et blanc la télé de son enfance que Didrouz allait voir chez sa cousine Katell dont la famille était plus à l'aise que la sienne. Enfin, la sienne, façon de parler pour qualifier l'ensemble composite qu'avaient constitué son père, sa mère, ses frères et sa soeur. La fortune n'avait jamais été au rendez-vous, pas beaucoup d'argent. Quand il n'y en avait plus, il restait toujours un rocher à gratter, avait-il entendu souvent dire sa mère. Une mère résignée à élever ses quatre enfants. Didrouz était le plus jeune. Les deux autres fils étaient morts. Une mauvaise lame avait retourné leur canot alors qu'ils pêchaient le maquereau trop près du rivage. La soeur s'était mariée à un commerçant qui avait ouvert le supermarché à l'entrée de Pors Meur. Elle était morte elle aussi dans un accident de voiture, tuée par un chauffard ivre.
Didrouz était resté vivre avec sa mère. Résigné, il avait fait la pêche comme les autres et il avait bien failli mourir lui aussi quand le panneau de chalut l'avait heurté violemment et abîmé pour toujours sa colonne vertébrale. Cela n'avait pas été facile, mais il avait toujours eu le sentiment d'être heureux. C'est pour cette raison que certains pensaient qu'il était droch. Rien n'avait été aisé pour lui, même dans les années soixante-dix, quatre-vingt, quand la richesse avait masqué la dureté de ce métier de chien. Les belles voitures, les voyages aux Antilles, les maisons, les sorties en boîte au cours desquelles on faisait des concours à celui qui brûlerait le plus de billets de cinq cents balles avaient fait déraper cette belle jeunesse dont Didrouz était exclu.
Maintenant la télé est en couleurs. Didrouz va la voir au Las Vegas. Jacky a installé une antenne parabolique pour voir un autre monde dans lequel Didrouz n'ira jamais. Son père qui en avait eu marre de la pêche s'était embarqué au commerce. Il avait vu tant de continents qu'il n'en était jamais revenu. Pors Meur ne peut rivaliser avec les antipodes, même avec les palmiers en zinc du bar de Jacky.
Le ciel est gris, mais des parasites fourmillent du côté de la dune dans la direction de la maison de Kervella. Elle a été construite sur un blockhaus de la dernière guerre. Un architecte parisien l'avait fait construire à ses frais pour illustrer ses théories esthétiques dans les années soixante-dix. Ici, on l'appelle la Soucoupe. Kervella l'avait rachetée au martien qui, entre temps, avait décroché un fabuleux contrat aux Émirats. Il ne pouvait y avoir que Kervella pour aimer une baraque pareille. Kervella, un cadre branché, tellement branché cet oiseau-là qu'il est tombé sacrément de haut quand on l'a viré de l'usine.
Les parasites dans le ciel gris cendré proviennent des lumières de cette bâtisse atmosphérique faite d'acier et de verre fumé. Il n'y a pas que le verre qui est fumé, Kervella a toujours eu sa réputation, sa cave est bien garnie. D'ailleurs Didrouz ne s'en prive pas depuis qu'il a réussi à se procurer la clé qui ouvre une porte extérieure du blockhaus. Une bouteille par-ci, une bouteille par-là, de toute façon Kervella n'a jamais pu se souvenir des bouteilles qu'il descend.
Kervella est rentré dans la nuit. Ce n'est pourtant pas dans ses habitudes d'illuminer sa baraque. Didrouz a un pressentiment, le même que celui de la veille, lorsqu'il était venu emprunter une autre bouteille. Il avait eu l'impression que Kervella était rentré plus tôt, pourtant sa voiture n'était pas dans le garage. Didrouz avait ressenti une présence à l'intérieur de la maison. Il n'était pas rentré, il n'avait pas osé. Il avait préféré taxer une bouteille à son beau-frère du supermarché, prétextant qu'il avait dû aller rechercher des caddies jusqu'au port.
Les illuminations inhabituelles renforcent le pressentiment mais avivent aussi la curiosité de Didrouz qui est plus forte que sa peur. Il a toujours aimé fouiner, il en sait des choses sur les habitants de Pors Meur, des choses à les faire se battre entre eux. C'est de là qu'il tire toute sa supériorité. Parce qu'il aime l'ordre, il juge incongrues toutes ces lumières, il faut qu'il les éteigne à tout prix.
Il gravit presque mécaniquement les marches qui mènent à la terrasse. Par les baies vitrées, Didrouz constate l'extrême désordre qui règne à l'intérieur. Tout a été renversé, brisé, lacéré, éventré : meubles, tableaux, lambris, collection de disques, bibliothèque. Kervella a eu un coup de folie ? Didrouz épouvanté essaye de ramasser quelques objets, mais c'est au-dessus de ses forces. Il porte les mains à la tête, se tire les cheveux en arrière croyant voir l'enfer. A mesure qu'il avance dans la villa, le désordre s'amplifie. "Kervella qu'as-tu fait ? Kervella ?" marmonne Didrouz. Il parcourt les pièces une à une et soudain réalise qu'un homme seul, même désespéré, ne peut être à l'origine d'un tel chaos.
Didrouz n'a pas envie de s'apitoyer sur Kervella qui l'a chassé sans ménagement du petit local de l’usine qui lui servait à entreposer le produit de sa pêche, mais il est effaré par l'étendue du désastre. On croirait que des plaques tectoniques se sont entrechoquées à ce point précis de la côte. Didrouz monte à l'étage. Des livres et des vêtements ont dévalé l'escalier, même la moquette de la mezzanine a été arrachée. Il pénètre dans la chambre. Il y a le lit, Kervella est allongé, les draps sont rouges. Didrouz pense à un suicide, mais les suicidés ne se tirent pas des balles dans les rotules, ni dans les paumes des mains d'ailleurs, avant de s'achever de plusieurs balles dans la tête. Sûr que tout ça est grave. Le pressentiment d'hier...
Didrouz s'imagine soudain à la place de Kervella et prend peur. Il y a cette odeur à laquelle il n'avait pas prêté attention, mais qui est de plus en plus forte. Il descend l'escalier comme un fou, oubliant sa mauvaise colonne vertébrale. Il glisse, tombe, se relève. La peur, l'odeur, l'odeur de la peur, la peur de l'odeur. Il sort.
La peur est toujours là comme celle qu'il avait éprouvée, un jour, enfant lorsqu'il s'était fait cerner par la marée. Sa respiration est rapide, l'odeur est toujours dans ses poumons. Il court vers la plage, suit la cale au bout de laquelle Kervella amarre son canot. Le jour s'est presque levé, des mouettes se bataillent la charogne de quelques poissons à la surface d'une mer encore agitée par la houle de suroît.
Didrouz court, affolé, le souffle court. Quelque chose qui dépasse son imagination vient de se produire. Il en comprend l'ampleur sans en percevoir les raisons. Sûr qu'il vient de voir l'enfer, sûr que tout est mortel. Il monte dans le canot que berce la houle. Le mouvement l’apaise, c'est comme s'il était dans le giron de sa mère ou dans les bras d'une femme. Il imagine, il se calme, il le croit. Pourtant l'image du cadavre de Kervella, les fauteuils éventrés, les tentures arrachées, les tableaux lacérés, les objets éparpillés s'imposent à nouveau. La vision de cette oeuvre méthodique de destruction reste indélébile dans son esprit. Elle le restera longtemps.
Soudain, un fracas infernal. La maison explose, les vitres volent en éclats et des boules de feu sortent de chaque ouverture. L'onde de choc projette Didrouz en arrière contre la porte du compartiment moteur. Didrouz a la tête dure, le compartiment casse. Le bois est pourri car le canot n'est plus en très bon état, Kervella n'avait plus le temps d'aller mettre ses filets à l'eau, ni d'entretenir son bateau. La porte cède et entre des chiffons, un seau et deux gilets de sauvetage, Didrouz remarque un attaché-case en cuir noir. Deux initiales dorées frappent la mallette : F.K. Francis Kervella. Pas de doute, ça lui appartient. Mais qu'est-ce qu'elle fait là ? Didrouz veut l'ouvrir, une combinaison codée l'en empêche. Il se saisit de la mallette et l'emporte.
La maison est en flammes, des débris volent confusément sur la plage. Il ne reste déjà plus qu'une carcasse d'acier. Didrouz repense au crash d'un avion de ligne comme il en voit aux actualités télévisées. La soucoupe s'est bel et bien écrasée, Didrouz se souvient de la cave. Le blockhaus est résistant, les bouteilles peuvent être encore intactes, le pinard a peut-être chambré un peu vite, mais Didrouz n'est pas regardant. Il lui faudra revenir pour vérifier l'hypothèse.
Dans l'immédiat, il sait que l'alerte a dû être donnée et qu'il vaut mieux ne pas se trouver dans les parages. Il récupère son sac de bigorneaux, enveloppe la mallette dans un sac en plastique, un "pochon" comme on dit ici. Il va rejoindre sa tanière du côté de l'ancien chantier naval qui autrefois construisait des pinasses en bois.
Les mouettes, éparpillées après l'explosion ont repris leur saga. Elles doivent se disputer ce qu'il reste de la charogne de Kervella. La houle s'apaise sur les rochers, la mer remonte. La carcasse démembrée de la maison craque et déjà la sirène des pompiers se fait entendre dans le lointain. Didrouz presse le pas.


Chapitre VI



- Ça a fait comme une boule de feu. Elle s'est élevée au-dessus de la plage et puis y'a eu le bruit. Dingue !!! On dirait que c'est la Soucoupe à Kervella.
De la passerelle de son chalutier de dix-neuf mètres, Youenn a vu se déployer la fleur rouge et jaune qui s'est aussitôt fanée en un long nuage noir. Il a aussitôt décroché la radio V.H.F pour appeler les collègues sur le canal pêche afin d'en savoir un peu plus. Le "Lydie-Solenn", du nom de ses deux filles, fait route terre. La mer est agitée par houle résiduelle d'ouest. L'étrave rouge fend la masse liquide, le moteur crachant ses cinq cents chevaux, une vraie cavalerie là-dessous. Youenn met plein gaz, il est pressé d'arriver, il rentre de marée. Douze jours de mer, pour quelques deux cents caisses dont il n'est pas sûr qu'elles trouvent preneurs. "Pourtant, y’a pas à dire, ce poisson, c'est de la qualité extra !".
A la dernière vente, Youenn avait engueulé le crieur chargé de prendre les enchères des mareyeurs sous la criée. Il avait aussi injurié les mareyeurs qu'il accusait d'être des profiteurs. Youenn a le verbe haut, autant dire que c'est une grande gueule. Il en impose aussi par sa stature, son allure sportive. Belle gueule avec ça : mâchoires carrées, tignasse brune et des yeux bleu clair toujours à l'affût.
- Une boule rouge que je vous dis les gars !
La radio crache.
- Ouais, j'ai entendu le boucan !
- Alors la Soucoupe, elle a enfin décollé ?
La V.H.F éjecte sa litanie de commentaires. C'est toujours comme ça, une parole pour débuter puis, au fil des interventions, se tisse un roman. La démesure des propos est souvent proportionnelle à la solitude de tous ces hommes à la passerelle de leurs chalutiers qui doivent garder le cap et suivre sur leurs tables traçantes les trafics, les zones de chalutage. Tout est codé. La mer est lisse pour le profane, mais le marin-pêcheur sait qu'elle recèle une cartographie complexe et secrète, faite de sillons de sable, de têtes de roche, de vasières, de croches, d'épaves de navires, ceux d'anciens qui ont eu moins de chance. Tous ces lieux sous-marins ont un nom : "le trou à Émile", "le circuit à bourricots", "père Noël"... Chaque endroit a une histoire, tout pêcheur la connaît.
Sur le pont, l'équipage se livre au dernier nettoyage avant l'arrivée au port. Le bosco lave le pont à grande eau pour faire disparaître les viscères des poissons étripés du dernier trait de chalut, celui qu'on a fait du côté des îlots à quelques dix milles nautiques dans le nord-ouest. Les mouettes et les goélands se battent pour ces restes dérisoires. Les hommes se répartissent aussi la godaille, la part de poisson qui revient à chacun. Elle sert à alimenter la famille, certains préfèrent la vendre au noir à quelques restaurateurs allergiques aux factures.
Le bateau est impeccable, Youenn y tient. Une habitude qu'il a prise à la Marchande. Il était lieutenant sur un cargo qui desservait les Antilles. Un putain de porte-conteneurs qui transportait à l'aller l'équivalent d’une quantité de supermarchés et même d' hypers et au retour, une cargaison de bananes pour nourrir toutes les familles occidentales de singes. Les singes, c'est le surnom que donne Youenn à tous ceux qui restent à terre, aux "costard-cravate" qui gravitent autour des pêcheurs en faisant des beaux discours et des voyages à Paris en avion. Youenn sait qu'il ne doit compter que sur lui-même et que les semaines qui vont venir seront décisives pour peu que les hommes se montrent enfin, un tant soit peu plus solidaires.
Son passé de syndicaliste revient à la surface. Youenn se souvient des grèves, en particulier du mois de conflit qui avait permis de mettre à genoux l'armateur qui voulait réduire l'équipage pour des raisons de rentabilité. Ils n'avaient pas cédé, lui et les hommes du bord. Tout cela était loin. Youenn ne pensait pas qu'un jour, de nouveau, il aurait besoin de se battre. Ça fait six ans qu'il a quitté les bananes. Marre de bourlinguer et de ne pas voir grandir ses filles. Et comme la pêche donnait bien, il avait posé sac à terre et fait construire le "Lydie-Solenn".
A l'époque c'était facile. Il suffisait d'aller voir la banque et d'inscrire son nom sur la liste. Un jour, on lui avait annoncé que les prêts étaient accordés et qu’il aurait son navire dans huit mois. Après, tout irait à condition de pêcher, pêcher comme une brute jusqu'à ce que le bateau soit payé. En sept ans, si le patron se débrouillait bien, c'était une affaire réglée. Pour Youenn tout aurait dû bien se passer s'il n'y avait pas eu les malfaçons du chantier et des travaux supplémentaires qui n'avaient pas été couverts par les subventions. De toute façon, il n'avait pas touché toutes les aides promises. Il avait payé plein pot les prêts relais au taux du marché. Et puis il avait fallu pour finir, changer le moteur : cinquante bâtons d'un coup. Et Youenn s'était retrouvé endetté jusqu'à l’os. Tout y était passé, le petit fonds de trésorerie du bateau et les quelques économies qu'il avait de côté pour faire construire une maison.
Sa petite famille habite toujours dans la maison que lui ont laissé en héritage ses parents, au centre de Pors Meur. Il n'y a pas d'espace, pas de jardin, ce n'est pas toujours très gai. Sa femme rêve d'une autre habitation plus lumineuse avec surtout un grand terrain qui descendrait vers la mer. Youenn savait que Kervella vendait la sienne, il s'était renseigné auprès de la banque. On lui avait alors fait comprendre qu'il était trop endetté. Alors pas étonnant qu'il ait eu un pincement au cœur quand il avait compris que c'était la Soucoupe qui avait explosé. Un morceau de rêve parti en fumée. Youenn se demande s'il n'y en aura pas d'autres. Son entreprise est menacée, il le sait. Il a beau travailler encore et encore, augmenter les jours de mer, rester moins longtemps à quai entre deux marées, rien n'y fait. Les cours sont en chute libre, le prix du kilo de poisson a baissé de deux francs depuis six mois et la tendance s'accentue. Youenn avait alerté les autres, tous en étaient au même point. La banque lui avait dit de faire le gros dos, que c'était un mauvais moment à passer, que les cours remonteraient. Depuis, les cours avaient continué à plonger. La vente de la dernière marée lui était restée en travers de la gorge : trente mille francs de moins. Ce n'était pas comme ça qu'il allait payer ses traites.
Pas de doute, il serait sous la criée lundi matin et gare au mareyeur qui compterait s'enrichir sur son dos. Il se le prendrait, il lui ferait bouffer tout cru son poisson. Youenn comprend trop bien le coup de colère des collègues, hier matin. Il regrette de ne pas avoir été là, il sait qu'il n'aurait pas été le dernier à balancer le poisson. Par la V.H.F, il avait appris l'attaque de l'Inspection maritime. A certains sceptiques, Youenn avait répondu : "Ils ont eu raison... J'y aurais été aussi... Ça peut plus continuer comme ça... Faut que le gouvernement sache qu'on a rien à perdre... Il faut qu'il compense la chute des cours...". Après cette déclaration de guerre, la V.H.F s'était faite plus bruyante. Dans l'invisible, la colère passait d'un bateau à l'autre. Tout le monde en avait marre. Chacun essayait de s'en tirer de son côté, mais personne n'y arrivait. Alors la radio de bord avait hurlé tout ce que les hommes avaient gardé pour eux depuis trop longtemps. Oui, tous ces secrets retenus par pudeur ou par honte devenaient le commun dénominateur d'une profonde colère, comme une lame de fond qui arrive sans prévenir et qui dévaste tout sur son passage.
- Faut qu'on se voie, faut faire le point !
- Y'a qu'à en parler au Collectif.
- On peut, on a déjà fait, mais ça servira à rien !
Les propositions et contre-propositions fusent sur les ondes. Le Collectif n'a plus la cote. Il est noyauté par les costard-cravate qui jouent la carte de l'immobilisme, les pêcheurs n’ont plus confiance. D'ailleurs il n'y a jamais le quorum aux assemblées générales
- Non, les gars. Il faut s’organiser par nous-mêmes.
- Faut qu'on parle à ceux des autres ports. Il n'y a pas qu'ici que ça va mal !
- C'est vrai, faut contacter ceux de toute la côte, faut qu'on fasse bloc. Comme ça les costard-cravate, ils auront peur et ils seront obligés de bouger !
- Faut qu'on nous donne des sous !
- Ouais, des sous ! Des sous !! Des sous !!
L'étrange litanie prend soudain l'accent d'un chant guerrier, à croire que du fond de la mer, la hache de guerre a été chalutée. Youenn propose de se réunir à la salle municipale.
- On la demandera au maire. Jos était pêcheur aussi, il va pas refuser.
- Ouais, c'est d'ac !
La date avait donc été fixée. C'était le week-end, les bateaux ne sortaient pas, ça tombait bien. Parmi la flottille en pêche, il y avait des bateaux des ports voisins. Ils avaient été chargés de répercuter le message : demain samedi à dix heures.
Youenn avait donc juste le temps de rentrer, de passer chez lui, d'embrasser sa famille, de prendre une douche, de se changer et d'être presque à l'heure au rendez-vous. De toute façon à Pors Meur, les réunions ne commencent jamais à l'heure. Aujourd'hui c'est aussi l'anniversaire de Youenn, quarante quatre ans. Il ne sait pas encore que dans les prochains jours, il allumera les bougies avec les copains sur les toits de la préfecture de Quimper. Il en a pourtant peut être une petite idée. L'annonce d'une prochaine inspection de la sécurité sur son chalutier l'avait obligé à recenser le matériel réglementaire. Parmi celui-ci il y avait les fusées rouges et les fumigènes que l'on tirait en l'air pour guider les secours en cas de naufrage. Ces fusées pouvaient remplacer avantageusement les bougies. Elles étaient de circonstance, la pêche n'était-elle pas en danger ?
Cette fois-ci, il ne faut pas partir en ordre dispersé, pense Youenn. Il a tiré l'enseignement de la solidarité à la Marmar. Il sait qu'en se tenant les coudes, ça marche. Dans l'âme, Youenn a toujours été un révolutionnaire. Il n'a jamais aimé le pouvoir établi sous quelque forme qu'il se présente. L'Inspection maritime avait été la première cible des pêcheurs en colère. Youenn sait qu'il faudra déborder de la côte, frapper là où se trouvent les responsables politiques, au département, à la Région, à Paris même et pourquoi pas à Bruxelles où des technocrates avaient décidé de leur avenir depuis trop longtemps. Une vraie croisade en perspective.
Le Lydie-Solenn vient de franchir la passe, un assemblage de balises, d'amers et de rochers. C'est vrai qu'elle est mal pavée cette putain de passe. Une panne de moteur et hop, le bateau est vite drossé à la côte. A chaque fois qu'il rentre, Youenn y pense, ce sont les risques du métier et il estime qu’il en a pris trop pour un poisson qui se vend mal et qui ne lui permet plus de rembourser la banque.
Le bateau drossé sur les rochers, c'était ce qui était arrivé à Jean-Mich', son copain d'enfance, son complice de piste avec lequel il avait fait les quatre cents coups dans les boîtes du coin. Jean-Mich' avait tout perdu ce jour-là. Avarie de barre. Le chalutier avait décrit un cercle et porté par la marée, était allé se fracasser sur les rochers. Son équipage avait eu le temps de se jeter à l'eau et d'être récupéré par un fileyeur. Jean-Mich' était resté sur l'épave, prostré. On a dit qu'il avait voulu mourir ce jour-là. Ce sont les gars du canot de sauvetage qui sont venus le chercher. Depuis, il a tout perdu. La prime que lui a versé l'assurance n'a pas permis de rembourser la totalité de ses dettes. Et puis, il y avait eu les retards d'échéances. La compagnie d'assurance l'avait enfoncé. En une nuit Jean-Mich' avec l'aide de ses matelots avait repeint la façade du bureau de l'assurance en jaune, en rouge, en vert, en orange. Des teintes fluos, pour faire psychédélique. La rancœur avait développé les talents picturaux de Jean-Mich', mais ce n'est pas étonnant, il a toujours été imaginatif. Youenn sait qu'il pourra compter sur son ami pour proposer des actions originales. Jean-Mich' est sur le quai, il l'attend. Dans deux heures c'est la réunion.
- Alors Jean-Mich', la peinture ça marche ?
- Je crois qu'on va se préparer une putain d'exposition, pas vrai Youenn ?


Chapitre VII


Samedi matin

Kélou se dépêche, l'esprit bouillonnant, le nez au vent, humant l'air frais goulûment. Les autres jours, pour se rendre à son bureau, ou plutôt à son gourbi comme il dit, il emprunte le quai d'un pas nonchalant et désabusé. Une façon d'être qu'il cultive. Il prend son temps, rien ne l'atteint, il est au-dessus des contingences. Avec sa parka verte élimée et ses pataugas, il se donne des airs de baroudeur qui en a vu d'autres. D'habitude il s'arrête longuement pour regarder les chalutiers hauturiers en relâche qui se balancent dans l'avant port et dont le reflet des coques dessine sur l'eau des assemblages abstraits de traits, de tâches, de couleurs. Il discute avec les marins ou les employés de la criée, plaisante avant de les interroger dans l'espoir de leur soutirer une information. Le ragot, c'est sa matière première.
Le journaliste a coutume de rentrer dans le hangar de la forge marine, de pousser la porte en fer de l'atelier d'électricité, de dire trois mots en passant. Il aime regarder fonctionner tous les éléments de la mécanique bien huilée du port de pêche. Maintenant tout s'est enrayé. Pors Meur est au bord de la guerre, Kélou le sent, il en est sûr. C'est précisément pour cela qu'il flotte dans un état fiévreux inhabituel. Il se sent transporté comme il ne l'a plus été depuis longtemps. L'événement est enfin à sa porte, il va pouvoir montrer toute la mesure de son talent. "Je vais niquer ces prétentieux de L’Indépendant et du Réveil !". Il en jubile d’avance.
Sacerdoce que ce boulot à Pors Meur. Il n'a jamais réussi vraiment à s'habituer à l'odeur âcre et pénétrante qui sature l'air. Tous les jours, à l'approche du local exigu qui lui sert de rédaction, Kélou ne peut réprimer un haut le cœur en reniflant l'insoutenable remugle de poisson en décomposition qui prend au nez, à la gorge et aux tripes. Le journaliste a pourtant fait des pieds et des mains pour qu'on déplace les tinettes où sont déversés tous les déchets des magasins de marée. Il a même écrit des papiers vengeurs en accusant en vrac, le syndicat des mareyeurs, la chambre de commerce et le maire, mais en vain. Les têtes et les viscères de poisson rongées par la pourriture mijotent dans un bac presque devant sa porte en attendant que le camion de l'usine d'équarrissage vienne les enlever. Il arrive tous les deux jours, prend sa cargaison dégoûtante, mais le grand bac métallique se remplit à nouveau et ça recommence."Cochons de mareyeurs, ils pourraient pas garder ça chez eux ?".
Kélou n'a pas hésité une seconde, il s'est rangé d'emblée dans le camp des marins qui accusent les mareyeurs de se sucrer sur leur dos et de faire venir du poisson d'importation pour "élargir leur gamme". A Pors Meur, il y a deux castes : celle des producteurs et celle des négociants. Entre eux, la frontière est devenue étanche. Quand tout le monde se remplissait les poches, on faisait semblant de s'entendre. Mais depuis la crise, la vieille guerre atavique s'est réveillée comme une éruption de boutons purulents.
Ce matin, réveillé aux aurores par un coup de fil lui annonçant l'explosion de la Soucoupe, excité par la révolte des pêcheurs, Kélou n'a même pas fait attention à l'odeur pestilentielle. Il en oublie le dégoût qu'il éprouve chaque jour à pénétrer dans le local minable, avec sa vitrine étroite rendue opaque par les strates de poussière et de sel et la porte mal jointe sous laquelle la pluie fait une flaque. Il en oublierait presque son directeur, cet incapable qui fait des ronds de jambes aux déjeuners de la préfecture et du Conseil général et qui se fiche bien du bureau de Pors Meur, du vieux lino qui part en lambeaux, de l'armoire métallique rouillée et des toilettes qui servent aussi de labo photo.
Mais tout cela va bientôt prendre fin. Pour Kélou, l'heure de gloire est arrivée. Il est convaincu que ce qui se passe à Pors Meur est crucial. On saura qu'il est un grand journaliste ! Les canards prestigieux lui feront alors de mirifiques offres de collaboration, ils auront besoin d'un informateur sur le terrain. "C'est le laboratoire d'une révolution en marche. Ils vont réussir à déstabiliser l'État, vous verrez ! Après, toutes les autres professions vont suivre! Ils ont raison de vouloir foutre en l'air le système qui ne tient que par toutes les magouilles des politiques" avait prédit Kélou au patron du Las Vegas après l'attaque de l'Inspection maritime. Ce n'était pas encore la révolution, mais le tour que prenaient les choses lui donnait en partie raison.
Kélou tourne la clé dans la serrure de la porte, jure une fois de plus en mettant le pied dans la flaque d'eau qui sert de paillasson et ne prend même pas le temps de retirer sa casquette. Il s'assied devant le bureau, pose son carnet de notes à sa gauche, allume la lampe articulée qui grince à chaque fois qu'on la manipule et commence à taper, sur les touches poisseuses de la vieille Japy, son papier sur l'explosion de la Soucoupe. "Fait divers nul...On n’avait pas besoin de ça !", râle-t-il en s'escrimant sur la machine à écrire tout en maudissant son chef qui s'obstine à lui refuser un ordinateur.
La sonnerie du téléphone l'interrompt.
- Allô, mon vieux ? Vous êtes là enfin ! J'essaye de vous joindre depuis une heure. Qu'est ce que vous foutiez donc, j'espère que vous étiez sur le terrain ? L'explosion de la maison de Kervella, quelle affaire ! Sale coup !
L'intérêt du patron du Pays est d'autant plus vif que le licenciement de Kervella avait fait pas mal de bruit dans Quimper. Des rumeurs contradictoires avaient couru, en particulier dans les cercles proches du golf de l’Odet dont Kervella était membre actif, bien que plus assidu au bar que sur le green.
- Il va falloir me creuser ça. Je veux un maximum de photos et huit cents lignes. On va faire la une là-dessus, poursuit le directeur du journal au bout du fil.
Kélou ferme les poings de rage et sent une envie de meurtre l'envahir
- Mais oui, patron, j'enquête. Je ne fais que ça. On vient de retrouver des restes du corps dans les décombres, la boîte crânienne en particulier. C'est bien Kervella, il a été formellement identifié par ses prothèses dentaires.
- Bon, bon. Les hypothèses ? Suicide ? Accident ? martèle le rédacteur en chef.
- Fuite de gaz, répond Kélou. La gendarmerie confirme. C'est de toute évidence un accident. Il y a une enquête de routine qui ne donnera sûrement rien de plus. En revanche, du côté des marins-pêcheurs la température monte, croyez moi. L'attaque de l'Inspection maritime, ce n'est qu'un hors-d’œuvre. Il va y avoir du grabuge. Une action d'envergure se prépare, c'est moi qui vous le dis. Je suis sur le coup !
Le directeur lui coupe le sifflet.
- Arrêtez de vous monter le bourrichon avec vos marins-pêcheurs, mon vieux ! Je les connais comme si je les avais faits, c'est un coup de gueule passager, comme d'habitude. On va leur promettre quelques subventions et demain tout le monde repartira en mer comme un seul homme. Mais vous, ne vous amusez pas à faire monter la mayonnaise avec vos papiers militants à la mords-moi le nœud ! Occupez-vous plutôt de me faire une couverture détaillée de l'explosion, ça c'est du concret !
Kélou n'a même pas eu le temps d'ajouter un mot, le chef a raccroché.
- Coup de gueule passager! Le connard ! Il va voir...
La rage au corps, Kélou attend son heure. Il se précipite immédiatement sur le téléphone et compose un numéro. C'est celui de Youenn, un numéro rouge. Ici, c'est une mode les numéros rouges. Une mode ou une nécessité : il y a beaucoup de corbeaux à Pors Meur.
Kélou et Youenn sont copains. Quand Kélou avait pris son poste, il avait voulu faire une marée pour comprendre le métier. Youenn l'avait embarqué sur son chalutier. Ils avaient tout de suite sympathisé. Ils s'étaient trouvé un point commun, leur révolte contre tous les pouvoirs en place.
- Allô ! Youenn ? Ici Kélou, je t'ai vu rentrer au port. Tu sais bien que je suis à fond avec vous. Je vous ferai des papiers béton, mais faudra me filer toutes vos infos avant ceux du Réveil et de L’Indépendant, d'ac ?
- Pas de problème. Tu peux compter sur moi. Allez, à tout à l'heure, à la salle municipale ! Tu seras pas déçu !


Chapitre VIII



- Demat Loig !
- Salut Marie-Renée. Pas chaud hein ?
Les paroles au-delà des bouches partent en fumée.
- Alors on y va aussi ?
- Obligé qu'on est ! On va pas se laisser crever sur place tout de même !
Neuf heures et demi du matin. Un soleil glacé projette sur le bitume des ruelles les ombres estompées d'hommes en casquette bleu marine tirant sur le violet et de femmes emmitouflés qui convergent vers la salle des fêtes située au pied du phare. Du haut de ses soixante-dix mètres, le phare est le pivot entre la mer et la terre, presque le centre du monde. Ainsi, avec de l'imagination, on croirait que les planètes, les saisons, les vies tournent autour de lui. Maudit manège.
Les visages butés et les regards inquiets trahissent une rage collective que l'on sent prête à exploser au moindre signal. A Pors Meur on ne parle pas, on acquiesce ou on éructe. Un peu d'alcool ou de la rancœur et voilà la violence au-delà des conventions. La rage c'est ce qui lie, aussi fort que les berniques à leurs rochers, tous ceux qui marchent vers le phare.
- T'es là aussi toi ?
- Sûr! C'est pas le moment de rester à la maison se tourner les pouces !
Les mains se serrent plus fort que d'habitude. Certaines ne s'étaient pas touchées depuis longtemps. Les sensations ici, c'est d'abord la brûlure des cordages et la viscosité du poisson. Mais quand tout s'écroule, on retrouve comme dernière arme défensive, la solidarité.
Malgré le froid, malgré le vent qui pince jusqu'aux os, beaucoup viennent à pied comme pour retrouver les gestes anciens des luttes qui ont jalonné l'histoire sociale du pays. La grande crise sardinière de 1902... Les files d'enfants en guenille attendant la soupe populaire qui avaient fait le régal des journaux de Paris... Les grèves mémorables des ouvrières des conserveries en 1926... On s'est battu et battu dans le temps pour sortir de la misère. Les grands parents, les parents des marins de Pors Meur étaient des laissés pour compte, oubliés sur leur bout de terre désolé. De miséreux, ils étaient devenus des prolétaires qui avaient brandi le drapeau rouge pour assurer leur pain quotidien et leur honneur de travailleurs.
Et puis avec le progrès, la motorisation des bateaux, le développement des transports, le pays était sorti de la pauvreté. Petit à petit tout le monde s'était enrichi, trop enrichi même. Le pays était devenu un vrai îlot d'opulence où l'on avait consommé jusqu'à la lie, ignorant ou ne voulant pas voir que le monde alentour était en crise. L'État providence et puis l'Europe avaient déversé leurs subventions à ras bord. On avait construit à la pelle des chalutiers de plus en plus sophistiqués qui avaient tellement retourné les fonds que le poisson s'était fait rare. Les hommes avaient travaillé comme des bêtes pour que les femmes et les enfants vivent comme des bourgeois. Il était impensable de revenir en arrière, car s'il y avait eu des millions sur la côte, c'était de l'argent honnêtement gagné. C'était ce que se disaient les femmes entre elles.
La salle se remplit. Les arrivants poussent les arrivés jusqu'au bord de l'estrade, celle des fêtes des écoles, la libre ou la laïque, qu'importe : Dieu et la République ont toujours fait bon ménage quand il s'agit de spectacle. Deux cents personnes sont déjà là. Parmi elles, beaucoup de femmes. A Pors Meur, ce sont elles qui commandent. C'est normal, les hommes sont toujours en mer.
Depuis plusieurs mois, l'association des familles de marins avait provoqué réunion sur réunion pour tirer la sonnette d'alarme sur le surendettement. Au lieu de jalouser les voisines, des femmes avaient commencé à se serrer les coudes. Avant, le Secours populaire ou le Secours catholique, on pensait ici que c’était pour les déshérités. Maintenant on murmurait que certaines y allaient en douce pour pouvoir nourrir et habiller leurs enfants, des femmes de matelots qui essayaient de cacher leur honte. Il y avait même des enfants qui ne restaient plus manger à l'école. Les institutrices s'étaient inquiétées et elles avaient découvert que chez certains, il n'y avait même plus assez d'argent pour payer la cantine. Malgré la fierté, depuis plusieurs jours les fiches de paye avaient été affichées dans les bistrots du port. Des sommes dérisoires, inimaginables encore l'hiver dernier.
Il y a trois cents personnes maintenant, serrées comme des sardines, celles que les femmes mettaient en boîte dans le pays autrefois. Des neuf usines que comptait Pors Meur au début du siècle, il ne reste qu'une survivante, celle du groupe Octopia. Dans la salle communale, jamais vu une telle affluence, même pour le spectacle de clowns ou le dernier meeting pour la réélection du député du coin.
Les chaises ont été empilées le long du mur du fond pour faire de la place, l'estrade est encore vide, mais chacun sent que la pièce qui va se jouer est capitale. En bas de la scène, un groupe d'hommes discute fébrilement. On reconnaît Marcel, Jeff et l'équipage du Breizh Atao , Fanch, Yann et quelques autres jeunes costauds : les héros de la veille. C'est eux, qui doivent monter sur l'estrade ; personne n'y trouvera à redire, ou peut-être si, le syndicaliste qui a toujours des velléités révolutionnaires, un ancien trotskiste. Par dévotion à son idole, on dirait qu'il se promène avec une hache sur le front.
Dans la foule qui attend, il y beaucoup de marins venus des ports voisins avec leurs femmes. Eux aussi acquiescent. Les gens de Pors Meur ont toujours été les premiers, les plus forts. Ce sont eux les découvreurs, ils ont fait la richesse de la région, n’hésitant pas à s’aventurer toujours plus loin pour traquer le poisson. Il y a eu bien de la jalousie, mais la situation d'aujourd'hui est trop grave.
Kélou discute d'un groupe à l'autre, s'agite, monte sur la scène pour mitrailler l'assistance qui atteint maintenant quatre cents personnes. Youenn et Jean-Mich' font leur entrée et rejoignent le groupe de Marcel. Ils sont énervés, parlent fort, gesticulent pendant quelques minutes encore, puis cinq des hommes grimpent prestement sur l'estrade. Le brouhaha cesse instantanément. Youenn scrute l’assistance de son regard bleu et prend la parole.
- Salut tout le monde. Je vois que le message de mobilisation a bien circulé ! Si on est si nombreux ce matin, y’a pas à tortiller, c'est que les choses vont très mal. Inutile de faire un dessin, tout le monde sait de quoi je parle. Hier, Marcel et son équipe ont attaqué l'Inspection maritime parce qu'y en marre des promesses, marre d'être pris pour des cons. Mais ça, c'était qu’une mise en bouche les gars, maintenant il faut passer au plat de résistance. Faut pas qu'on reste chez nous ! Faut qu'on sorte de notre réserve d'Indiens ! Ça peut plus durer, on en est tous conscients, hein ? Le poisson ne se vend plus, faut pas qu'on aille en mer pour rien. Faut pas non plus qu'on reste à quai inutilement. Y'a plus qu'une solution, faut agir pour faire parler de nous dans les médias. Les négociations avec le gouvernement et Bruxelles, les singes qu'on paye pour nous défendre, ils ont soi-disant tout fait, mais on voit le résultat ! Alors, puisque tout le monde se fout de nous, on va prendre nous-mêmes les choses en main !!
- T'as raison Youenn, ça peut plus durer ! Y a qu'à commencer tout de suite par arrêter les bateaux et se mettre tous en grève, s’exclame Marcel approuvé bruyamment par la salle.
- Pourquoi aller en mer pour gagner un quart de smic pour dix-huit heures de travail par jour ? crie Jeff.
- Tout le monde est à bout, il faut que ça pète ! renchérit Jean-Mich’.
- Ça a déjà commencé à péter à Pors Meur, oui... la Soucoupe!
Le jeune marin qui vient de s'exprimer au premier rang rigole à pleines dents, tout fier de son astuce. Des remous secouent la foule. Jean Mich' prend la parole et menace.
- Qu'on vienne pas, en plus, nous mettre ça sur le dos!
La foule est animée de soubresauts. Une discussion tente de s'engager entre les meneurs et le public dans la plus grande confusion. La salle municipale tangue, secouée par la colère de la foule. Des phrases émergent de la marée ininterrompue de paroles.
- Personne n'a tenu ses promesses.
- Les politiques, qu'est ce qu'ils foutent ? C'est tous des Ponce-Pilate.
- On appelle au secours, il y a urgence !
- On a demandé des sous pour compenser les importations sauvages ! Il faut alléger les charges sociales ! Ça fait des semaines qu'on nous promet la lune et on voit rien arriver!
- Y faut aller casser!
Le vacarme se fait de plus en plus violent quand un marin crie du fond de la salle.
- Un bateau à quai, ça n'existe plus. Arrêter d'aller en mer, j’suis pas d'accord !
Sur l'estrade les cinq hommes se concertent, puis Youenn interrompt le brouhaha.
- Oh là là, les gars! Un peu de silence, on s'entend plus ici !! C'est vrai, la grève c'est pas la bonne solution. Tout le monde est dans la panade, on n'a pas les moyens de rester à quai. Il faut continuer même pour le peu que ça rapporte. On est là pour sauver la pêche, pas pour l'enfoncer encore plus!
Le syndicaliste trotskiste, qui s'est posté au premier rang commence à prendre la parole en agitant le bras avec impatience, mais Youenn l'interrompt.
- Ferme-là un peu ! Laisse-moi finir de causer donc ! Ici on peut plus s'entendre ! On a réfléchi, on propose d'organiser des actions style commando avec les gars qui sont de repos à terre...On ira à tour de rôle par équipes !
La foule s'anime de mouvements de roulis, tout le monde veut parler en même temps et personne n'entend plus personne. Marcel hurle de sa voix éraillée.
- Ceux qui sont partants n'ont qu'à venir inscrire leur nom à la fin de la réunion ! Pour les consignes, chacun sera prévenu en temps et heure.
La réunion s'achève en bousculade. Personne ne sait ce qui va arriver, mais tout le monde est persuadé que quelque chose doit arriver.
Le mouvement est lancé. S.O.S Pêche, à défaut d'une quelconque existence légale, reçoit les pleins pouvoirs d'une population résolue à tous les excès. Youenn vient de s'imposer comme le chef de la rébellion. Les marins-pêcheurs de Pors Meur ont déclaré la guerre au reste du monde.


Chapitre IX


Lundi soir

F.K... Francis Kervella...F.K... le problème c'est que les deux lettres ne veulent pas livrer leur secret. Encore sous le coup de l'émotion, il n'a pas eu le courage de l'ouvrir hier. Hier, c'était dimanche et tout son temps a été consacré à suivre S.O.S Pêche pour savoir ce qui allait se tramer. C'est en fin d'après-midi qu'il s'est enfin attaqué à la mallette.
Depuis deux heures déjà, Didrouz tourne avec patience les quatre roues crantées de la serrure à combinaison de l'attaché-case. C'est une suite de lettres qu'il convient d'agencer. Didrouz a essayé les prénoms de Kervella, ceux de sa femme, de ses enfants, mais en vain. Bien sûr, il y a la possibilité de la forcer. Mais c'est peut-être piégé. A la télé, dans les feuilletons, c'est comme ça. Tu forces et boum... Chaleur et lumière, comme la soucoupe à Kervella... NMR...ABC...VXY...GNI... Non, rien à faire. Ça ne veut pas s'ouvrir cette boîte à malices.
Didrouz est assis face à une table, enfin plutôt deux tréteaux en fer associés à trois planches. Il est patient. C'est l'une de ses qualités. Déjà deux bonnes heures dans ce réduit au fond du jardin de la maison de sa mère. Il pourrait rester encore autant. Il ne se lasse jamais. Il est têtu. C'est le trait de caractère le mieux partagé ici. On dit même que les premières routes du pays ont été faites avec les crânes des ancêtres, c'est tout dire.
L'appentis de Didrouz est une sorte de quartier général, sa base secrète. La cour, le jardin, la maison, c'est à sa mère, tandis qu'ici, c'est à lui. Derrière, il y a une friche industrielle et puis après, le reste du monde. Didrouz affectionne ce lieu. Il s'y sent comme une sentinelle à la frontière d'un monde imaginaire et magique. A l’origine, son univers devait mesurer soixante mètres carrés. Mais au fil des années, à mesure des trouvailles, l'espace s'est considérablement rétréci, effacé, au profit d'un ensemble hétéroclite d'objets. Il faut dire que Didrouz ramasse tout ce qu'il trouve. C'est un réflexe génétique ; à Pors Meur, on a toujours écumé les rivages. La richesse vient de la mer et quand, en des époques lointaines, elle n'arrivait pas, on la forçait à s'échouer en allumant des feux entre les cornes des vaches pour naufrager les navires marchands qui passaient au large. Didrouz, lui, se contente des tempêtes chaque hiver : madriers, cordages, bidons de plastique, caisses parfois remplies de chaussures ou de jouets.
La dernière grosse tempête avait apporté des détonateurs, ceux qu'on utilise dans les carrières et les mines. Didrouz avait fait comme les autres, enfin comme les premiers qui les ramassaient à la tombée de la nuit pour ne pas être vus. Il en avait ramené une bonne vingtaine en rêvant à une récompense éventuelle que donneraient les autorités. Dix francs du "déto", par exemple. Une fortune. Mais non, le préfet avait purement et simplement interdit les plages et envoyé la troupe pour ramasser tous les engins. Didrouz les avait gardés : "Ça peut toujours servir". Ainsi les détonateurs avaient rejoint son repaire qui, loin d'être un capharnaüm était un lieu, certes surchargé, mais ordonné où chaque découverte trouvait sa place en fonction d'un plan de classement rigoureux.
Didrouz s'était inspiré de l'ordre qui régnait dans le supermarché de son beau-frère. Le bois avec le bois : planches, madriers, bouts flottés, caisses à poisson ; le fer avec le fer : cornières en acier, tôles, chutes d'aluminium récupérées au chantier naval ; le plastique avec le plastique : bidons, seaux, bottes. Il y avait aussi le coin des bouteilles vides, principalement celles venant de la cave de Kervella. Elles n'étaient pas consignées. Didrouz ne pouvait pas les monnayer auprès de son beau-frère, alors elles s'entassaient. Il y avait aussi les deux bassins en béton qui lui permettaient de stocker ses crabes et ses coquillages. Son stock tampon. Ça aussi, c'était inspiré par l'organisation du beau-frère. Bref, Didrouz, lui aussi, a son supermarché du futile, du dérisoire, de l'inutile qui ne reçoit aucun client, pas même sa mère qui est interdite d'entrée.
GHI...RST...KLM...OPQ...Les roues continuent leur énervant manège. Didrouz se sert un verre, vosne romanée 88, la dernière de Kervella avant le grand chambrage. “Va falloir que j'y retourne, j'en ai plus d'avance. Où que t'es, t'en a plus besoin Kervella! C'est de l'eau bénite qu'il te faut. A ta santé ! Hahahahaha!”. IJK...Hahaha...YZA...Hahaha...RST...Hahaha!...CDE... Hahaha...Clic...Haha. Le rire de Didrouz s'arrête net. Les deux pennes viennent de se lever. Il sursaute. La mallette n'a pas explosé, mais le compte à rebours d'une machine infernale vient de se déclencher...
Clang...Clang...Clang... Ça, c'est la cloche que sa mère utilise pour prévenir son fils que le repas est prêt. Didrouz a toujours obéi à sa mère par facilité, mais aussi par fragilité. Il est le dernier né de ses enfants, celui que les mères ont trop tendance à garder pour elles. Didrouz, malchanceux : malade de vraies maladies certes, mais malade aussi par commodité. La maison, c'était tellement mieux que l'école. Maintenant que sa mère n'a plus que lui, Didrouz ne veut pas lui faire de peine et puis, après ces années, l'habitude finit par vaincre toute réaction et sa mère sait aussi si bien pardonner.
Didrouz referme la mallette. Avant de brouiller la combinaison, il regarde la suite des lettres : K.A.T.E. Il sursaute. KATE, mais c'est le diminutif de sa cousine, ça. Katell. Didrouz veut rouvrir la mallette, mais Clang...clang...clang... la cloche sonne de nouveau. Il faut obéir. Il cache l'attaché-case sous une pile de vieux journaux, sort et traverse le jardin potager en friche pour l'instant, dans l'attente de prochaines plantations quand la terre sera plus chaude. Rangs de tomates, de haricots, de carottes. A Pors Meur, le vent qui colporte le sel finit par ronger les légumes. C'est Didrouz qui fait le jardin. Pour faire plaisir à sa mère, car il n'a pas réussi à la convaincre qu'au supermarché, c'est mieux.
- Ah t'v'là. T'arrive jamais, mon Ferdinand. T'es toujours occupé. Oh ! T'as l'air contrarié, c'est toujours les gendarmes qui te courent après ?
- Non, non. Ça va.
- Si tu me dis ça, c'est que t’es contrarié. J'te connais.
- Non, j 'tassure, rien.
- Ben, mange donc alors!
Dans le cadre en bois, il y a la moustache du père qui regarde le troupeau manger la soupe froide... Ça, c'est du Brel, mais la chanson peut illustrer l'intérieur de la maison. Tout est ici hors d'âge comme la mère d'ailleurs avec son costume. Elles sont encore une centaine dans ce coin de Bretagne à le porter, alors que les hommes sont, comme ils disent, passés au civil après la Grande Guerre. Le costume des femmes se compose d’une jupe plissée bleu marine avec un châle beige à franches qui recouvre un caraco en velours noir brodé. C'est surtout une coiffe de dentelle en forme d'ailes de papillon qui viennent se plaquer sur les tempes et dont les extrémités sont tenues à l'arrière de la tête par une broche en or dont la facture permet, pour les initiés, de connaître la richesse de la famille.
En plus du buffet à deux corps avec sa vitrine dans laquelle trône une collection de verres qui ne servent que dans les grandes occasions - autant dire jamais car personne ne vient ici -, en plus de la table désormais trop grande dont les places vides entretiennent le souvenir des morts, en plus du fauteuil dans lequel se tasse la mère - près du poêle à charbon -, en plus d'une foule d'objets dissemblables comme autant de souvenirs abandonnés sur la plage d'une mémoire affectée, il y a la télévision. C'est le gendre qui l'a offerte et depuis, la mère est comme envoûtée. Elle regarde tout. Surtout les jeux avec les sourires Ripolin des animateurs, avec le suspense insoutenable de la roue qui tourne, les "talques chauds" comme elle pense que ça s'écrit, avec la vie incroyable des gens. Les feuilletons aussi, même ceux pour adolescents qui racontent des histoires d'amours contrariés à n'en plus finir. La mère est romantique, mais elle trouve que les filles à la télé portent des jupes trop courtes. D'ailleurs la mère zappe quand Didrouz arrive, comme pour lui signifier : "C'est pas de ton âge" ou plus précisément : "C'est plus de ton âge".
L'âge, le temps qui passe, la mort qui lui a pris trois enfants, autant d'épreuves qui ont muré la mère dans le silence Alors la télé, c'est bien, ça déverse son flot d'images sans que la mère ait trop à se soucier.
C'est le journal télévisé, caricature du monde en trente minutes. De nouvelles inondations en Chine, un tremblement de terre au Mexique, des affrontements ethniques en Afrique, des élections partielles en France, la montée constante du Parti fasciste de la nouvelle république, la prochaine hausse des alcools et des tabacs. Bref, la routine de la planète.
D'autres informations défilent et puis, une brève en fin de journal évoque les premiers pneus brûlés sur les routes par des marins-pêcheurs pour protester contre la chute des prix du poisson. Le nom de Pors Meur n’est pas cité. Mais ça viendra, Didrouz connaît la détermination de Youenn et des autres.
Après avoir aidé la mère à débarrasser les deux assiettes et les couverts du repas, Didrouz file dans son repaire. Il sort la mallette cachée sous la pile de journaux, aligne de nouveau les quatre lettres, K.A.T.E, la mallette s'ouvre. Son sourire est celui d'un Fernandel ravi lorsqu'Ali Baba prononce le fameux "Sésame, ouvre-toi". Sacrée caverne que Didrouz vient d'ouvrir. Un antre sombre, plutôt la terrible boîte de Pandore dont les maux vont s'abattre sur Pors Meur. Didrouz fait l'inventaire : un trousseau de clés, un couteau suisse vingt-cinq lames avec un tire bouchon - Sacré Kervella, jamais pris à l'improviste pour vider une bouteille -, un paquet de préservatifs - jamais pris non plus à l'improviste pour tirer un coup celui-là - Ahahahaha... Didrouz vient de découvrir un pistolet automatique huit millimètres en acier chromé. Il est chargé. Didrouz le manie avec précaution. Ça par contre, ce n'est pas le style de Kervella. Mais d'autres choses qui viennent d'attirer l'attention de Didrouz ne ressemblent pas plus à Kervella. Pourtant elles sont là, une dizaine de photos en noir et blanc format vingt sur trente, de sacrées photos même. Il y a des hommes et des femmes, surtout des femmes, habillées drôlement, contorsionnées et retenues dans d'infernales positions au moyen de chaînes et de liens. Didrouz n'a jamais vu de telles choses. Il regarde les photos et, sur deux clichés, ébahi, il reconnaît Katell, suppliciée, mais de toute évidence consentante, harcelée par de vigoureux membres virils. Didrouz ne reconnaît aucun de leurs propriétaires. Kervella ne figure pas sur les photos. Est-ce lui qui les a prises ? Katell les lui a-t-elle confiées ? Une foule de questions assaillent un Didrouz qui vient de se cogner à un monde qu'il ignorait. "C'est donc ça les fameuses soirées dont l'existence se murmure à demi-mots à Pors Meur". Katell est belle. Didrouz regarde encore toutes les photos avec attention. Soudain, même s'il n'a pas la mémoire du nom, il sait qu'il a rencontré un jour ce visage là : le crâne dégarni et des yeux enfoncés dans les orbites comme des glaçons noyés dans du whisky. Il sait, mais pas plus. Impossible de mettre un nom.
Avec la série de clichés, il y a une enveloppe contenant une trentaine de billets de cinq cents francs. Quinze mille balles, une fortune ! Kervella avait la réputation d'être un flambeur. Cette somme, sûrement une poire pour la soif en cas de mauvais jours. Mais il n'y avait eu pour Kervella qu'un seul et ultime mauvais jour... Comme pour son pinard, Kervella, là où il était n’avait plus besoin de ses billets de banque. Didrouz en devient naturellement propriétaire.
Il y a aussi deux boîtes plastique de CD, l'un de Deep Purple, l'autre des Sex Pistols, des groupes dont Didrouz n'a jamais entendu causer. Didrouz continue méthodiquement son inventaire : une pochette dans laquelle il y a des négatifs photos, une flasque d’alcool - par prudence, il n'y goûte pas. Qui sait ? Si elle était empoisonnée ? -, un réveil de voyage et enfin trois enveloppes en papier kraft sans adresses, mais fermées. Didrouz déchire la première, c'est pas Kervella qui va lui faire des réclamations. Elle contient une photo comme celles de la série. On y voit une jeune femme cagoulée suspendue à un chevalet. Un homme est en train de la fouetter. C'est celui que Didrouz a déjà vu quelque part. Mais où donc ? Peut-être un jour à Pors Meur. La photo est accompagnée d'une lettre :

"Cher Georges,
Ton acompte m'a permis de récupérer d'autres photos de croupe... Non, pardon, de groupe! Je ne crois pas que tu aies en ce moment beaucoup le sens de l'humour. Ça tombe bien, moi non plus.
Si tu veux ces photos, il faudra m'envoyer cinq cent mille francs. Sinon, je me propose de les diffuser auprès de tes actionnaires...".


Par quel désespoir Kervella avait-il été poussé au chantage ? La perte de son travail l'avait-elle miné à ce point ? Le contenu de la dernière enveloppe amorce un début de réponse. C'est une lettre dactylographiée de trois pages non signée. Son destinataire n'est pas non plus mentionné.

"Je sais les louables efforts que vous avez toujours développés dans votre circonscription pour sauvegarder l'emploi. Je vous informe que votre vigilance a été trompée par vos interlocuteurs privilégiés, responsables de l’usine de poissons de Pors Meur.
Je puis, en effet, vous informer que cette entreprise va être démantelée pour céder la place à un projet immobilier de luxe. Les deux cent cinquante employés vont donc être licenciés.
Dans la mesure où vous avez une parfaite vision du bassin d'emploi dans la région, vous n'ignorez pas que cela se traduira par deux cent cinquante chômeurs..."


La suite de la lettre donne des explications plus techniques sur les modalités de l'opération. Didrouz déchire l'autre enveloppe. La seconde lettre est dans le même registre avec un chapitre supplémentaire sur des détournements de subventions publiques.
Qui peuvent bien être les destinataires de ces lettres ? Kervella a emporté ses intentions dans l’au-delà. A moins qu'une fois ces intentions découvertes, l'un des destinataires justement l'ait fait assassiner. "Tout ça est grave", se dit Didrouz en réalisant que le saccage méthodique de la soucoupe ressemblait à une fouille pour retrouver ces lettres. Ce que les tueurs cherchaient, c'était ce qu’il vient d'étaler sur la table de son appentis. "Oui, tout ça est grave" et il comprend que l'ordre du monde risque d'être bouleversé, le monde de Pors Meur avec sa pêche qui va mal, son usine qui ferme. Avec de tels documents, c'est lui, Didrouz qui peut modifier la marche des événements, faire basculer les axes du monde et le faire revenir à celui d'avant, lorsque le soleil se levait à l'ouest. Didrouz pourrait se croire le maître du monde, mais il ne soupçonne pas une telle spéculation. Il la flaire tout simplement comme il flaire le danger. Il se revoit, petit, entouré par la marée montante, prêt à se noyer. Il a la même panique. C'est lui la prochaine victime si les tueurs l'ont vu s'enfuir de la soucoupe juste avant son décollage final."Quelle histoire. Ma Doue!".
Didrouz est soudain l'homme sur lequel repose le destin de Pors Meur, mais il est aussitôt l'homme le plus menacé. Il essaye de mettre de l'ordre dans ses idées comme il a l'habitude de ranger les caddies sur le parking de son beau-frère. Les caddies, c'est facile, alors que là, ces lettres, c'est comme des détonateurs, sauf qu'il n'y a pas l'explosif, c'est à dire les documents auxquels Kervella faisait allusion dans ses lettres sur la conserverie. Il a du les cacher ailleurs. Mais où ? Didrouz machinalement se repasse une à une les photos de Katell. Elle est vraiment belle... Katell, mais bien sûr! Elle doit savoir, ou bien parce qu'elle est plus intelligente, elle devinera. Elle le connaissait comme sa poche, Kervella.
Didrouz replace dans l’attaché-case la photo de la femme cagoulée avec la lettre dans son enveloppe d’origine. Il garde les autres photos et la pochette de négatifs. "C'est pas la peine que Katell sache que je sais. Et puis des photos comme ça, c'est mieux que celles des magazines que les équipages lui abandonnent en fin de marée". Le pistolet rejoint les photos dans un sac plastique étanche dans lequel Didrouz a déjà mis les billets. L'arme servira de lest puisque Didrouz glisse le sac le long d'une des parois d'un des viviers. Personne ne viendra le chercher là. Un fil de nylon avec un petit flotteur rouge permettra de le remonter à la surface en l'arrachant à l'emprise des crabes verts qui se sont précipités au moment où l'objet a touché le fond. Déjà, les crustacés le recouvrent et participent au camouflage. Les voici déclarés gardiens de l'ordre du monde de Pors Meur.


Chapitre X


Nuit de lundi à mardi

Que faire quand le quotidien est d'une immobilité cadavérique, d'un silence glacial et que rien n'indique que demain apportera quoique ce soit de nouveau ? Comment vivre quand on ne peut se défaire une seule seconde du sentiment de l'inutilité de son existence ? La vie est un poison qui se distille au goutte à goutte, insidieusement avec comme unique issue, le retour au néant... Katell triture de sales pensées, histoire de se faire du mal. Il est une heure du matin et des poussières. Elle a fini par rentrer chez elle, dans la maison de pêcheur qu'elle a louée dans le vieux quartier de Pors Meur, dans un cul de sac sombre où le vent s'engouffre comme un fou. Impasse des goélands, sales volatiles qui tourbillonnent au-dessus des toits en piaillant à perdre haleine, oiseaux de mauvais augure. Il n'y pas le moindre voisin en hiver, la ruelle ne s'anime qu'à la belle saison, lorsque les touristes s'abattent sur Pors Meur comme une nuée de sauterelles.
Katell sent qu'elle va droit dans le mur. Cassée, recollée tant bien que mal, tant de fois. Son existence est faite de bribes qu'elle n'arrive plus désormais à rassembler. Porcelaine raccommodée. Katell est au-dehors comme un joli vase habilement recollé. Au-dedans, c'est autre chose.
Depuis la fin de la journée, elle a navigué du Las Vegas au Café de la Marine, en passant par le troquet de la cale, où une fois encore elle s'est laissée entraîner dans le sillage de quelques noctambules. Des paumés professionnels, écorchés de l'existence qui vont de bar en bar comme d'autres gravissent les sanctuaires chrétiens en s'arrêtant à chaque station du chemin de croix. A chacun sa métaphysique ! Au Café de la Marine, il a encore fallu qu'elle tombe sur Kélou qui, toujours en manque, fait le forcing depuis des mois pour la mettre dans son lit tout en la traitant de "sale bourgeoise". Sa manière à lui de séduire les filles, pas vraiment subtil ! Le journaliste ne lui dit rien qui vaille. Rien à en tirer, sinon un paquet d'embrouilles. Kélou, ce fouille merde. Il faut toujours se méfier des journalistes quand on n’a pas une vie très nette.
En fin de virée, Katell a lâché ses compagnons de piste pour se réfugier à l'Orée du Bois, à une quinzaine de kilomètres de Pors Meur, en pleine brousse. Katell est une habituée de cet établissement où se déroulent certains jours des séminaires assez spéciaux. Elle a échangé quelques propos volatils avec le patron ou plutôt, elle l'a écouté dérouler l'interminable liste de ses miasmes quotidiens : des contrôleurs fiscaux qui fouillent depuis une semaine dans sa comptabilité, les services vétérinaires qui le menacent de fermeture s'il ne met pas sa cuisine aux normes, les charges sociales qui l'écrasent. Les clients du restaurant étaient partis depuis belle lurette, le personnel aussi et le patron avait manifestement envie d’aller se coucher. Ce qui n'a pas empêché Katell de s'installer pour s'enfiler verre sur verre. Une habitude prise avec Kervella, faisant suite à des tas d'autres sales manies attrapées avec quantité d'autres types, à commencer par ce malade de Dubuisson. Il y a combien d'années déjà ? Du temps de la belle vie à Paris, de toutes les espérances ? Putain ! Comme belle vie, ça avait été le fiasco total.
Des images n'ont cessé de l'obséder depuis qu'elle a appris la nouvelle : Kervella, explosé dans le crash de sa soucoupe ! Elle voit s'élever dans l'air des tronçons de membres incandescents, des éclaboussures de tripes, des chairs calcinées projetées dans le ciel comme des fusées pour le feu d'artifice du 14 juillet. Tous ces débris organiques charriés dans les tourbillons du vent : un cauchemar au milieu duquel s'imprime comme éclairé par des éclairs successifs de flash, le visage de Kervella. Un visage qui finit par se mélanger à ceux d'autres hommes de passage qui tous, les uns après les autres, l'ont utilisée, souillée, démolie, réduite. Tous, sauf Francis Kervella.
Avec lui, c'était pas pareil. Elle était vraiment mordue. Elle a bien cru qu'elle allait se ranger pour de bon, devenir Madame Kervella, avoir du pognon, dire un adieu définitif à sa vie de galère, devenir une dame, quoi ! Quand elle avait compris qu'il n'aurait jamais le courage de quitter sa femme, elle était tombée de son haut, une fois de plus. Lui en vouloir ? Même pas. Abonnée à la poisse, c'est ce qu'elle aurait pu écrire sur sa carte de visite. Et puis, quand Kervella avait été largué à son tour, elle avait eu une sorte de revanche. Kervella était souvent revenu à la charge. Mais basta ! C'était cassé. On ne repasse pas les plats une deuxième fois. Leur histoire était bien finie. "Monsieur et ses états d'âme... Lâche, oui, un lâche. Comme tous les autres. Maintenant, ses scrupules, il peut se les mettre là où il veut, j'en ai rien à faire!".
Mais, impossible de penser à autre chose. Incroyable tout de même ! L'intuition de Katell l’a rarement trompée, elle est sûre au fin fond d’elle-même que tout ça est aussi trouble que l'eau du bassin, près de la darse, là où s'accumulent tous les immondices du port. Comment cela a-t-il pu arriver ? Katell tourne et retourne tous les scénarios imaginables. Suicide ? Sûrement pas. Faut avoir du cran ! Fuite de gaz comme le clame à tous les vents Kélou ? Possible. Kervella a toujours été distrait. Meurtre ? Qui ? Pourquoi ? Et puis après tout, que son fantôme atomisé aille au diable !
Katell suppute en suçant un dernier verre, le corps à moitié éteint. Pas d'amant ce soir, pas de dope non plus. Prise au piège de ses pensées délétères et tumultueuses, impasse des goélands, encore une nuit lamentable. Se coucher, avoir le courage de se propulser jusqu'à la chambre. Se déshabiller. Demain matin, smart : tailleur, chemisier et escarpins noirs pour jouer la secrétaire modèle au cabinet juridique de Quimper. Katell est comme Janus : un côté pile et un côté face, devant et derrière le miroir.
Drôle de vie pour une belle blonde qui avait un bagage et de l'ambition : pignon sur rue le jour, sexe, alcool et drogue la nuit jusqu'à la lie. Sexe pour l’argent, alcool et drogue pour effacer la honte. Marre de recoller les morceaux tous les matins pour donner le change au bureau. Il faudrait fuir d'ici à grandes enjambées ? Bien sûr, ce serait la seule solution. Mais il faut que le corps suive et largue ses amarres. Qui du corps ou de la tête donne l'impulsion à l'autre ? C'est l'histoire de l’œuf et de la poule. On n'en sortira jamais. On réfléchit pourtant depuis des siècles à cette question de fond, et on reste le cul sur la même chaise, à chaque jour que Dieu fait.
Tout le monde suit son chemin de fourmi et fonce tête baissée droit dans le mur. Même les coups de gueule et les coups de sang font partie de la programmation. Des couards qui refusent de regarder sous la surface des choses par peur des réalités qui se meuvent en dessous. Peur des mots qui diraient. On ne s'exprime pas, on se côtoie sans le moindre désir de se frôler, il faut se protéger. Le tout est de ne pas faire penser la tête. Elle n'est pas faite pour ça. Elle est faite pour que le cou, émergeant des épaules ne s'arrête pas en queue de poisson. C'est vrai qu’un crâne, cette rotondité assez ovale dans certains cas de figure, couronnée parfois d'une chevelure soyeuse qui accroche en bougeant les rayons de lumière, cela vous finit un personnage. La cerise sur le gâteau en somme.
Katell réussit à se traîner vers la salle de bains, se regarde dans la glace, se brosse les cheveux machinalement. Elle entend un bruit assourdi dans la venelle. Surtout penser à fermer la porte d'entrée à double tour à cause des dangers qui rodent, mais pas le courage. Et puis après, avaler son somnifère et s'écrouler dans la nuit, plonger dans l'oubli, nager dans le négatif. Faire l'autruche dans le noir, comme tous les mecs qui la baisent. Après, ils ont le sommeil lourd et la mémoire courte.
Pour Katell, le retour au pays, "à la recherche de ses racines", c'était la pire idée qu'elle ait jamais eue. Elle s'était collée comme une ventouse dans ce bout de Bretagne. Maintenant qu'est-ce qui pourrait bien lui arriver, sinon une nouvelle chute, une brisure définitive ?
Le bruit dans la ruelle se fait plus proche. Elle distingue des pas, incertains sur les graviers. Ils s'interrompent. Un chien aboie au loin dans la nuit. Puis un crissement sec fait vibrer la vitre de la chambre. Trois signaux de suite. Katell se traîne lentement vers l'escalier.
- C'est toi ? Qu'est ce qui se passe ? interroge-t-elle d'une voix pâteuse.
Les cailloux jetés contre la fenêtre, c'est le code entre Katell et son cousin. Depuis leur enfance, ces deux là sont complices, non pas seulement liés par la parenté, mais par quelque chose de beaucoup plus fort. Par quelque chose d'indicible. Didrouz est le seul homme pour lequel Katell a de l'estime. Il est pur, lui, il n'a jamais sali aucune femme. Et Didrouz a toujours su qu'il devait veiller sur sa cousine, cette femme si belle et instruite dont la vie est pour lui un mystère. Qu'est ce qu'elle faisait à Paris ? Pourquoi est-elle revenue au pays ? Autant de questions qu'il ne lui posera jamais. Il s'est donné une mission : la protéger contre les forces sataniques qui rodent autour d'elle. Entre eux, il n'est pas nécessaire de prononcer beaucoup de paroles, les ondes passent toutes seules, comme s’ils partageaient un secret.
- Ouvre moi Kate, ça caille dehors.
- C'est ouvert, entre !
Didrouz pousse la porte qui donne directement dans la cuisine salle à manger de sa cousine. Katell, les cheveux blonds éparpillés est encore là-haut, chancelante sur les marches de l'escalier qui donne directement dans la pièce, accrochée à la rambarde comme un marin dans la tempête.
- Mais... Quoi ? qu'est-ce qui... Qu'est-ce qui t'arrive Ferdinand ?
- C'est tard pour venir, sûr ? Mais tu rentres jamais tôt, hein ?
Didrouz, rigide dans sa canadienne cartonnée à force d’étancher l’air salé, porte au bout d'un bras un grand pochon en plastique. Il a le visage décomposé, l'allure incertaine. Ses yeux percent sa cousine d’un éclat trouble ; il la regarde comme s'il la découvrait pour la première fois. Les photographies qui se trouvaient dans la mallette de Kervella, qu'il a subtilisées et planquées avec les quinze mille francs et le flingue dans son vivier, tourbillonnent devant ses yeux. Il s'affale lourdement sur une chaise.
- T'as pas l'air bien. Faut dire ce qui ne va pas!
- Tout ça est grave, Kate. Oui grave...Tout ça.
- Ça quoi ? Mais explique !
Pour toute réponse Didrouz recroquevillé dans son vêtement rigide et trop ample, ouvre le sac et en retire la mallette frappée des deux lettres dorées F.K.
- Qu'est-ce que c'est ce bazar ? interroge Katell qui s'est propulsée péniblement jusqu'au bas de l'escalier.
- C'est à Kervella.
- A Kervella ? Mais d'où ça vient ?
- Je l'ai trouvé dans son bateau.
- Quand ?
- La combinaison pour l'ouvrir, c'est K, A, T, E.
Pour éviter toute réponse aux questions éventuelles de Katell, Didrouz actionne avec fébrilité les mollettes de la serrure à combinaison, cale l'une après l'autre les quatre lettres clés. La mallette s'ouvre, dévoilant à Katell son contenu.
Didrouz ne prononce pas un mot supplémentaire. Il se lève, dispose la mallette ouverte sur un bout de table et aligne précautionneusement les objets qu'il en retire : des coupures de presse et des billets d'avion périmés glissés dans une poche intérieure, les deux boîtes de disques lasers, le réveil de voyage, le paquet de capotes anglaises et les trois enveloppes.
Katell s'est approchée, brusquement sortie de sa torpeur, soudain avide. Elle saisit avec une précision d'horloger les objets un par un, les jauge et les repose là où Didrouz les avait installés. Puis elle prend une chaise et s'assoit près de son cousin qui, les bras croisés sur le bord de la table, la regarde faire, à la fois étonné et absent.
Elle retrousse les manches de son pull. Les yeux de nouveau mobiles, l'allure déterminée, comme si tout l'alcool accumulé dans son sang s'était soudain volatilisé, elle se saisit des enveloppes en papier kraft.
- J'ai ouvert, murmure timidement Didrouz.
Katell lit lentement la première lettre, puis la deuxième, puis la troisième, plusieurs fois de suite. "Georges... Georges... Photos de croupe...". Son visage blêmit. Elle se tourne vers Didrouz dont le regard s'est vidé et qui pianote de deux doigts sur le bord de la table.
Les yeux de Katell balayent lentement les objets étalés sur la table , s’arrêtent sur les disques lasers. Elle murmure comme pour elle-même : "Deep Purple et Sex Pistols ? Ça, c'était pas le genre de musique de Kervella ! Qu'est-ce que ça fout là ?". Elle prend dans les mains les boîtes et les ouvre délicatement l’une après l’autre. A l'intérieur, elle découvre des disquettes informatiques sur lesquelles on a écrit à la main au feutre noir : Octopia I, Octopia II. Katell marque un temps d’arrêt. Sur la face interne des couvercles des boîtes en plastique, une série de six chiffres sont inscrits, avec le même feutre noir. Qu'est-ce que cela veut dire ? Un code ? La série de chiffres est la même dans les deux boîtes que Katell referme sans une parole avant de les poser à nouveau sur le bord de la table. Son visage est tendu. Elle réfléchit, immobile, se lève lentement puis interroge Didrouz.
- C'est tout ce qu'il y avait dans la mallette?
- Oui, c'est tout.
- T'es sûr?
- Sûr, sûr?
- Mais oui !
Puis elle remet méthodiquement chaque objet dans l’attaché-case, le referme, le pose au bas de l’escalier et se dirige vers la porte.
- Je garde tout ça. Allez Ferdinand, il est temps que tu rentres maintenant !
- Je vais aller alors. Fais bien attention à toi, Kate. C'est grave...
- T'inquiète pas pour moi. Allez, bonne nuit.
- Tu sais, Kate... Il faut que je te dise... Kervella, on l'a tué !
- Quoi ?
Didouz raconte son expédition matinale à la Soucoupe, la maison fouillée, saccagée, le cadavre, le sang. Katell reste impassible, cachant parfaitement son trouble.
- Bon, écoute Ferdinand, file. On en reparlera plus tard si tu veux bien.
- Noz vat, Kate.


Chapitre XI


Mardi matin

Est-ce une impression ? Le lit semble s’être soulevé. Est-ce la réalité elle même soulevée par des relents de cet alcool de moins en moins bien supporté ? Est-ce son corps qui bataille encore pour des jeux inavouables ? Ou son esprit hanté par d’anciennes morsures ? Est-ce son âme qui a le hoquet, cette âme, produit infiniment combustible devant la déité que chacun s’est calée dans son petit autel intime, comme un ex-voto ? Déité noire dans un autel de passe. Passe, perd et manque. Noire pour Katell, bien noire sa vie comme un jeu, un jeu avec de nouvelles règles. Tout se soulève.
Soudain c’est le corps, l’âme et l’esprit, enfin Katell toute entière qui se retrouve suspendue à un croc de boucher. Elle n’est plus dans l’une de ces cryptes si familières du Marais, mais dans un endroit lumineux. Un hôpital ? Non. Une morgue ? Pas encore. Un atelier de marée, oui c’est bien cela, un de ceux mis aux normes européennes : carrelage, inox et plastique à volonté.
Katell domine la scène comme une ampoule électrique suspendue dans un tableau de Francis Bacon et son regard soutient une scène d’équarrissage. Des figures en blouses blanches dépècent d’énormes poissons roses. Ils bougent encore comme s’ils venaient d’être pêchés. Ils se débattent même, ils crient. La perception de Katell s’affine à mesure de l’horreur révélée. Ce ne sont pas des poissons, mais des hommes qui sont en train d’être découpés vivants et ce sont, par contre, les tâcherons qui sont couverts d’écailles. Leurs nageoires sous les blouses blanches tranchent à même les chairs. Le sol est rouge. Ça va être bientôt son tour. Elle hurle, une ampoule électrique se brise.
La lampe de chevet vient de se renverser. La porte de l’entrée s’est ouverte, sans doute mal refermée par Didrouz. Le vent s'engouffre dans la chambre, le réveil émet sa sonnerie stridente depuis au moins cinq bonnes minutes, il n’est pas loin de sept heures. Katell sera en retard.
Vite, se recomposer, recoller les morceaux. Vite, la salle de bains. Vite un bain. Non, pas le temps. Une douche simplement. La réalité se cristallise soudain sous le jet d’eau froide. Le cumulus a encore dû sauter pendant la nuit. Il n’y a plus d’eau chaude. Deux minutes de supplice d’eau glacée, cinq fois plus devant le miroir. Se faire une beauté : la formule lui a toujours semblé ironique lorsqu’elle avait vingt ans. Maintenant, autour de la quarantaine, cela relève de la performance. Le temps réclame le temps, le temps bouffe le temps. Faire une beauté à ce paquet de chair dont on s’escrime à ordonner les formes pour produire une image présentable. Un subterfuge qui trompera l’autre, tout le monde, par l’apparence d’un visage lisse. Anti-cernes, rimmel, blush, rouge à lèvres. Une peu de gel pour retenir cette chevelure insensée. Un peu plus de gel aujourd’hui pour faire un casque avant d’affronter les éléments, le vent, la pluie. Katell se tire les cheveux en arrière. Un chignon comme un soleil. Elle y plante deux rayons effilés, deux épingles comme celles des geishas, son arme si un jour ses "histoires" tournaient mal. Elle enfile un tailleur rose, un chemisier payne. En quelques minutes, la voilà transformée en Barbie de province. "Miroir, suis-je encore la moins moche ?". Katell ne se fait plus aucune illusion.
Il suffit d’une demi-heure en voiture pour se rendre à Quimper. Le paysage est étrangement bouleversé ce matin : arbres, poteaux, enseignes ont ployé sous l’effet d’une main invisible. L’autoradio annonce encore un nouveau coup de vent pour la nuit prochaine. "Un temps à rentrer chez soi" se dit Katell. Un frisson la parcourt, elle repense à son cauchemar.
Déjà sont à l’œuvre le long de la route les techniciens du téléphone. Le vent a emmêlé les lignes, voilà qui va perturber les conversations quotidiennes des corbeaux qui dénoncent tout et n’importe quoi. Katell a son lot quotidien. Elle s’est inscrite en liste rouge, mais rien n’y fait. Alors, elle a deux répondeurs, l’un au bureau, l’autre à son domicile. En insanités, les deux appareils enregistrent des records. Katell s’est fait une raison, peut-être qu’au fond d’elle-même, elle a besoin de cette pression qui compense l’extrême banalité de sa vie. Se faire sauter par des minables est en effet à la portée de n’importe quelle femme.
Katell n’avait pas eu le choix en arrivant, elle avait accepté le premier travail qui s’était présenté à Quimper, siège de la préfecture. Son collègue, Stanislas de Longveau est à cheval sur deux postes, Quimper et une petite ville plus au nord. Il va, il vient, Katell n’a jamais perçu la réalité de son emploi du temps, sa présence élastique, mais cela l’arrange. Elle ne supporte pas cet homme étrange confit en religion, mariné dans une eau bénite aux effluves d’intolérance.
Élevé dans une tradition d’austérité, Stanislas - un prénom qui étrangement ressemble à Satanas - avait, au fil de sa foi, rapidement viré à l’intégrisme dur. Grand, maigre, un visage d'oiseau de proie, il affiche une certaine prestance qui lui vaut une reconnaissance professionnelle. L’oiseau a du style, parce que les fins de race se souviennent des bribes de leur histoire, un jour, aristocratique. Les noblaillons sont des résidus de pouvoir. En Bretagne, on a encore un peu de respect pour les bons maîtres d’autrefois. Stan est le rejeton d’une vieille famille de moyenne noblesse. Il fait partie de cette génération obligée de travailler, mais ce travail lui a été recommandé. Enfin plutôt, il a été recommandé pour ce travail. Ici, il y a encore des charges quasi patrimoniales. Longveau effectue un sacerdoce quotidien entre Quimper et Châteaulin. La souplesse de ses horaires lui permet d’aller à la messe plus que de raison et d’assurer des liaisons régulières entre membres de l’association "Foi et progrès" dont il est président. Il a toute liberté pour préparer ses opérations clandestines nocturnes contre le planning familial, les cliniques pratiquant des avortements ou les gynécologues trop compréhensifs.
Longveau, chevalier de la foi est un terroriste de la vie, enfin de la vie des enfants qui ont le droit de naître, pour reprendre son expression. Car ceux qui leur dénient ce droit ne méritent aucune pitié. Depuis la nuit des temps, la notion de vie a épousé une géométrie variable. Stanislas géométrise au quotidien dans sa famille - six enfants : quatre scouts et deux guides -, avec ses proches et même ses clients. Après ses opérations nocturnes, non pas avec son épouse, la sainte femme qui attend le dernier petit saint, mais avec les quelques thuriféraires qu’il a réussi à convaincre du bien fondé de son combat, Stanislas de Longveau revient à la maison avec la certitude d’un devoir accompli. Et, à chaque fois, il est fêté comme un héros.
La dernière opération contre la façade d’un cabinet médical a duré plus longtemps que prévu, c’est la raison pour laquelle Stanislas n’est pas encore là lorsque Katell ouvre la porte, allume le plafonnier de son bureau donnant sur la cour. Elle a un peu de temps à elle avant dix heures. Chance! Ou chance forcée puisqu’elle évite de prendre des rendez-vous trop tôt. Elle sait bien qu’elle n’est jamais très performante avant le milieu de la matinée.
Katell s’installe devant son ordinateur et le met en marche. L'icône du disque dur s'affiche en haut et à droite de l'écran. Elle sort de son sac les deux disquettes Octopia I, Octopia II et introduit la première d’entre elles dans la machine. Quelques secondes s'écoulent et pour toute réponse, l'écran affiche le message : "Lecture impossible". Katell introduit la deuxième disquette et réitère la manœuvre. Le même processus se reproduit.
"Me voilà bien avancée ! Il doit y avoir de sacrées informations pour qu’il y ait une protection pareille, pense Katell. Comment Kervella a-t-il pu se procurer ces machins, lui si hermétique à l’informatique ? Il était de l’ancienne école, Francis, même quand il baisait, c’était champagne, resto avant le grand adagio et les fleurs en finale. Romantique en définitive, le cher disparu !".
Katell relit les lettres que Kervella s’apprêtait à envoyer à de mystérieux destinataires et qu’elle garde dans une poche intérieure de son sac où elle a remis les disquettes. Leur typographie n’est pas celle d’un ordinateur, mais d’une machine à écrire classique. Classique et nostalgique, Kervella : champagne, bouquets et Underwood modèle vingt-six amélioré quarante-sept ! A moins qu’il n’ait voulu brouiller les pistes, mais au point où il devait en être, viré comme une vieille frusque, sa vie pouvait-elle être davantage brouillée ? Vies brouillées, c’était le dénominateur commun de Katell et Kervella. Leur aventure avait été un faux jeu de piste au cours duquel l’un avait cru reconnaître dans l’autre l’éclaireur. Hélas ! Illusion, leur histoire avait fait long feu.
Où avait-il pu bien se procurer les disquettes ? Il avait dû les lire ou se les faire lire. L’usine ? Avant qu’il ne se fasse virer ? Ou bien, s’était-il fait virer parce qu’il avait découvert quelque chose ? L’usine, il y avait des tas de rumeurs sur cette entreprise. Les affirmations anonymes de Kervella semblaient les confirmer. Comment lire ces mystérieuses disquettes ? Cryptées ? L’usine, c’était probablement là que résidait une partie de l’énigme. Y aller ? Risqué ! Katell n’a pas le temps de peser le pour et le contre, Stanislas s’annonce dans l’encadrement de la porte.
- Alors ? Quand allons-nous enfin pouvoir examiner ce dossier qui traîne sur votre bureau depuis une semaine ?


Chapitre XII



Youenn parle en appuyant son discours de gestes amples, les autres l'écoutent. Les têtes pensantes de S.O.S Pêche ou les gros bras, comme on veut, sont réunis en conclave dans l’arrière salle du bar de Jacky. En cette fin de matinée, un bouillon gris et gras enveloppe la rue de la Mer qui descend en pente douce vers les quais. Autrefois, c’était une rue très animée avec des boutiques et quatre conserveries de sardines. Il reste une boulangerie-pâtisserie, une pharmacie, un marchand de journaux - souvenirs et articles de plage en été - et des bistrots qui vivotent. La boutique de l’esthéticienne vient de fermer : faut croire que les femmes n’ont plus envie d’aguicher leurs maris. Le grand hôtel en bas de la rue, qui fait le coin avec le quai, a été transformé en appartements pour touristes. Il y a sur la façade une plaque sur laquelle a été inscrit en lettres dorées Ker Sklerijenn, la maison de la lumière. Dérision. Les pièces de la résidence voient rarement le soleil : les volets restent clos neuf mois de l’année. Avec sa plaque en marbre poli comme celles des cimetières, la résidence prend des allures de mausolée.
A l’intérieur du bistrot, les chefs de la rébellion sont attablés, graves, Marcel, Youenn, Jean-Mich, Jeff, Fanch et une demi-douzaine d’autres. Il flotte dans l’air une atmosphère enivrante de complot. Il est onze heures et demie, le noyau dur de S.O.S pêche a dressé les grandes lignes de la suite de son plan de guerre dans l’arrière salle devenue Q.G. momentané et clandestin. De tous les bars de la rue, le Las Vegas est le plus près du quai. Mais ce n’est pas pour cette raison que l’établissement est devenu la "maison pour tous" bis de Pors Meur. Il y a la personnalité de Jacky le balaise, un gars qui a bourlingué et sur qui on peut compter. Il y a aussi Vanessa, la petite serveuse aux cheveux d’ange avec ses petits seins qui pointent sous son tee-shirt et sa minijupe en jean. Les vieux qui dans la journée occupent les locaux, peuvent à la fois se rincer l’œil et le gosier.
Il y a toute une tradition d’accueil au Las Vegas qui s’appelait avant le Bar des Matelots, du temps de Léonie, la mère de Jacky, une femme en coiffe qui ne mâchait pas ses mots. Elle ne ménageait pas non plus sa peine quand le café faisait aussi l’avitaillement des bateaux hauturiers. Une femme courageuse, Léonie, une maîtresse femme. C’est pas comme son paresseux d’homme.
Les marins pensionnés qui s’ennuient comme des rats morts alimentent le fond de roulement du bistrot. En semaine, ils arrivent en deux vagues : la première vers onze heures du matin, la seconde dès seize heures. L’après-midi, le Las Vegas est à eux, ils s’installent pour jouer à la belote. Parfois, ils parient. Vanessa met sur la table une bouteille de rouge Père André, du douze degrés bien raide et des verres ballons. Chacun se sert à la demande. On parle en breton des cours du poisson, des bateaux qui sont en réparation sur le terre-plein, des accidents, des ragots du village et surtout du temps. Les retraités essayent d’oublier qu’ils vont bientôt mourir en s’inquiétant de la forme des nuages, de l’anticyclone ou de l’humidité ambiante, en tétant des Gauloises maïs. Certains coupent leurs verres de rouge d’une moitié d’eau. A ceux-là, le médecin a dit de faire attention à l’alcool. Ils veulent survivre encore un peu. De temps en temps, avant le repas, ils se payent un Cassius Clay, suave mélange local de liqueur de cassis et d’apéro Saint-Raphaël "qui réchauffe et rajeunit le moteur", comme dit l’un des vieux habitués. Les plus jeunes clients, des artisans et des marins, boivent des pressions, de la Kro et du Ricard. Quand quelqu’un commande un Vittel Citror, on peut être sûr qu’il revient d’une cure de désintoxication.
Il y a quelques femmes chez Jacky. Des divorcées ou des célibataires qui se pomponnent, se maquillent, pour se faire taquiner. Elles viennent prendre du bon temps devant un Kir et un Ricard, spécialement aux alentours de midi, quand les blagues de cul battent leur plein. Aux heures des vieux, il y a toujours des gouttes de rouge renversées sur le comptoir en Formica et sur les tables du même métal. Les tables et les chaises ont trente ans, on faisait du solide en ce temps là. Des dizaines de cartes postales que les clients envoient de leurs vacances à la Guadeloupe et ailleurs sont punaisées derrière le comptoir. Ça fait rêver Vanessa qui n’a jamais décollé de Bretagne.
En rentrant dans le bar, les hommes de S.O.S pêche ont serré la main aux quelques vieux qui sirotent en faisant claquer leurs dentiers. Ils ont fait une bise à Vanessa qui s’est aspergée de Miss Dior, un cadeau de son petit ami du moment, matelot sur un hauturier qui fait le Sud-Irlande. Puis les hommes se sont engouffrés par la porte de derrière dans la petite salle dont la tapisserie à motifs géométriques orange et marron date des années soixante-dix. Collée au mur avec du scotch jauni, une pin-up en maillot de bain façon chromo pour calandre de camions, sourit à pleines dents sur une affiche. Ça fait des lustres qu’elle a pour compagnons, sur le mur d’en face, les crabes et les langoustes naturalisés par le père de Jacky. Il y a un Publiphone cassé posé sur une étagère et au-dessus une applique en fer forgé dont les ampoules surmontent deux fausses bougies. La fenêtre donne sur la cour où s’accumulent en désordre les caisses vides sur lesquelles pissent les chiens de passage.
Sur la grande table autour de laquelle les hommes sont assis, les canettes de Kro succèdent aux canettes de Kro. L’odeur des Marlboro imprègne la pièce rendue opaque par la fumée. Jacky quitte de temps en temps son poste au bar pour glisser un oeil et une oreille dans l’arrière-salle. Il prend soin de bien refermer la porte.
L’atmosphère est lourde. Fini le bordel bruyant de la salle des fêtes, le forum délirant, exutoire de toutes les frustrations. Dans cette arrière salle qui sent le tabac et le rance, on parle peu - comme à bord des chalutiers -, mais on parle efficace. On est entre chefs, on organise l’embrasement de la côte. Les premières actions de lundi -carrefours, ronds-points, gare et hypermarché - ont été payantes. Les journaux étalent en pleine page les exploits des rebelles de S.O.S Pêche, la mayonnaise est en train de prendre. Il reste à remuer énergiquement pour qu'elle monte dans les jours qui viennent.
Youenn récapitule.
- Bon ! Alors on a toutes les rotations des hauturiers. Ça c’est fait. Marcel, tu as noté tous les numéros de téléphone des gars du large et de la côtière qui sont partants pour la suite ? Parce qu'il va falloir du monde.
- Oui, pas de problème, j’ai tout ça inscrit sur mon petit carnet qui est ici, bien au chaud.
Et comme pour s’assurer que le carnet est bien là, Marcel se donne une série de tapes bruyantes sur la cuisse droite. Jean-Michel pose sa casquette en drap bleu marine sur la table, devant lui, et se gratte le cuir chevelu.
- T’es sûr que ceux des autres ports vont pas se dégonfler ? Avec ceux-là, on peut s’attendre à tout.
Marcel le rassure.
- Hier, ils sont allés faire le plein de fusées. Pas de problème, ils vont suivre. J’ai appelé hier soir mon beau-frère, c’est lui qui fait l’agent de liaison. Il a des équipes de jeunes mecs prêts à tout.
- Bon, ça roule! Mais, attention ! Y a une chose très importante les gars, explique Youenn. Quand vous téléphonez, vous ne parlez qu’en breton, hein ? Et vous donnez juste le lieu de rendez-vous. Vous restez pas raconter vot’ vie. Les R.G. vont être sur les dents, alors pas de conneries !
Les hommes s’étaient mis d’accord pour la stratégie future. L’effet de surprise était essentiel. L'objectif visé par S.O.S Pêche était de mobiliser la télévision et la presse nationale. Pour cela, Youenn et ses acolytes avaient des idées plein la tête. Le reste de la troupe suivrait, ça ne ferait pas un pli.
Dans l’arrière salle du Las Vegas, les organisateurs des premières actions ne savaient pas encore qu’en soulevant le couvercle du chaudron, ils mettaient en marche un processus incontrôlable. Du jamais vu ! Une sacrée équipée sauvage ! Brando et ses copains motocyclistes pouvaient aller se rhabiller. Des enfants de chœur à côté des enragés de Pors Meur !


Chapitre XIII


Nuit de mardi à mercredi

La journée avait été tranquille. Juste le quotidien épuisant par sa médiocrité. Katell, une nouvelle fois avait assuré la réception, le tri du courrier, répondu au téléphone, frappé quelques lettres urgentes, traité des dossiers en instance. Elle avait peu parlé à son collègue, hormis cette affaire de succession liée à une prise de participation dans une société civile immobilière.
Dans la précipitation du matin, elle avait oublié de se préparer un sandwich. Elle n’entretiendrait pas son ulcère aujourd’hui. Elle s’était rendue à la brasserie où le plat du jour avait répondu à son attente. "Un plat du jour, trois cent soixante cinq jours sur trois cent soixante cinq. Formule magique. Pourquoi ne pas écrire plat du vingt-cinquième jour du onzième mois ? " s’était-elle interrogée en absorbant la proposition du cuisinier, un vague ragoût. Eternel plat du jour ! L’impression de ne pas vieillir. Treize mille huit cents soixante dix jours à son actif. Katell a vieilli, elle le sait. Le plat du jour, c’est elle d’une certaine manière : celui des voyageurs de commerce, des monteurs d’installations frigorifiques et de quelques routiers. Plat réchauffé.
Katell avait donc, une nouvelle fois survécu au naufrage. Peut-être parce qu’elle se sentait plus forte aujourd’hui grâce à ces deux mystérieuses disquettes dont elle irait cette nuit percer le secret. Elle avait, en effet, décidé de se rendre à l’usine, mesurant le risque d’une telle intrusion. Mais la possibilité de percer l’énigme l’avait emporté après qu’elle ait passé une bonne partie de la journée à essayer de rassembler les pièces d’un puzzle dont le motif général lui échappait . "La liquidation de la conserverie, le coup immobilier, le meurtre de Kervella et la photo sado maso. Une chance que ce ne soit pas moi sur le cliché!" avait-elle pensé. "Le cliché, il devait y en avoir toute une série, Kervella les avait planqués. A moins que Didrouz... ".
Katell rit : "Pauvre Didrouz, il a dû être tout retourné !". Si un jour Katell n’avait pas eu pitié, il serait encore puceau. "Pauvre Didrouz, tu ne peux pas comprendre...". Katell avait fréquenté pendant deux ans ce milieu interlope parisien. Elle l’avait quitté après s’être fait une sale peur lorsqu’elle avait été présentée puis abandonnée à de sales pervers qui l’avaient sérieusement amochée, un soir. Elle avait été terrorisée car elle avait entendu parler des snuff-movies, ces vidéos mettant en scène d’effroyables actes de barbarie s’achevant par le meurtre filmé en direct des victimes qui avaient imprudemment fait confiance à leurs bourreaux. Elle avait bien failli risquer sa peau ce soir là. Elle avait déclaré forfait. Forfait même à la vie avec deux tentatives de suicide. Après un séjour en hôpital psychiatrique et une bonne cure de sommeil, elle avait pris, quelques temps plus tard, la décision de revenir dans la région de Pors Meur.
C’est au cours d’une de ces malheureuses parties qu’elle avait rencontré Georges Dubuisson, le patron tout puissant d’Octopia, un consortium agroalimentaire dont l’une des huit filiales gérait la conserverie de Pors Meur. Bien plus tard, à l’époque de leur relation, Kervella lui avait expliqué les côtés sombres de la pieuvre, de puissants jets d’encre financiers sous pression politique à doses massives. Kervella avait vu juste. Il s’était pris de plein fouet le jet d’encre. Katell, au fil de la journée, avait compris que son ancien amant s’était fait descendre parce qu’il avait trouvé quelque chose qui n’aurait pas dû être en sa possession. Descendre ? Explosé même, quoiqu’en pense cet imbécile de Kélou avec sa fuite de gaz ! Les preuves, c’est elle qui les détient. "Mais pour comprendre, ma vieille, il faut que tu ailles à l’usine !". Impossible de se concentrer davantage, elle est comme un paquets de nerfs à vif.
- Vous fermez le bureau, Stan, soyez sympa ! lance Katell avec moquerie et une désinvolture feinte.
Stanislas hoche la tête.
- Vous êtes un amour ! lui lance-t-elle, provocante.
"Encore partie se faire enfiler cette pouffiasse, pense Longveau en poussant un soupir. Elle a oublié le rendez-vous de dix-huit heures. Pour qui ça va être ? Encore pour moi, bien sûr ! Mais où est passé le dossier ?".
Longveau veut rattraper sa collègue mais trop tard, elle a déjà filé en voiture.
- Décidément, cette créature du diable a vraiment le feu au cul !
Il se signe. "Que Dieu me pardonne !". Il sait qu’en l’obligeant à travailler avec cette femme, Dieu lui a imposé une épreuve supplémentaire pour éprouver sa foi. Et quelle épreuve ! Une vraie succube cette fille ! N’a-t-elle pas tenté de le séduire un jour, en essayant de le coincer dans le réduit où son rangées les archives. "Arrière Satan !" avait-il crié. Elle avait reculé et il avait eu raison du Démon. Katell s’était beaucoup amusée ce jour là. Elle n’avait jamais eu la moindre envie de coucher avec lui, juste un peu de provocation en réponse à sa bondieuserie rédhibitoire.
Pour Stanislas de Longveau, chaque journée est un acte de résistance héroïque. Bientôt, il faudra qu’avec ses comparses de "Foi et progrès", les redresseurs universels de la morale, il finisse par lui régler définitivement son compte. Pour l’heure, avant de mettre à exécution un scénario digne des plus beaux passages de l’Enfer de Dante, Longveau profite du départ de Katell pour appeler son répondeur téléphonique et le remplir d’injures en déguisant sa voix : "Chienne... Salope...Ordure... ". Les messages que Katell reçoit ressemblent à une psalmodie, une incantation pour conjurer les esprits du Mal. Après avoir égrené ce chapelet si peu orthodoxe, Stanislas se sent au mieux de sa forme, apaisé, fin prêt pour son rendez-vous de travail.
Une demie heure plus tard Katell est de retour chez elle. Un bain pour compenser la douche manquée de ce matin, elle fait durer le plaisir. Elle a fouillé l’attaché-case de Kervella où elle a trouvé un trousseau de clés. "Il faudra que je les essaye toutes. Et si ça ne marche pas, faudra improviser ma cocotte !". Un bain. Faire un semblant d'ordre dans la maison, comme pour faire de l’ordre dans sa tête. Katell écoute son répondeur qui délivre sa litanie habituelle. Le corbeau croasse toujours dans le même registre. Un repas sur le pouce devant les informations télévisées : mise en examen dans les milieux politiques pour faux en écritures dans la passation de marchés publics ; filière de drogue démantelée à Paris ; génocides en Afrique ; inondation en Inde ; grève des éboueurs à New York ; sortie de la dernière compilation des Stones...
Katell a troqué son tailleur pour un jogging. Elle s’équipe de chaussures de randonnée. Elle les avait achetées en prévision d’une course en montagne avec Kervella. Elle ne les avait jamais utilisées, elle l’avait largué avant. Les chaussures étaient restées depuis au fond d’un placard. Ce soir il s’agit d’un autre genre de course : course aux mystères, course aux souvenirs aussi.
Se reposer, chasser la fatigue, mais la tension est trop forte. Katell prend un whisky, plus par habitude que pour se donner du courage. Elle hésite sur un deuxième : "Non, il faut que tu sois lucide". Il n’est pas loin de minuit. "Allez, ma vieille, il faut que tu y ailles !". Katell enfile un vieux blouson de mer, elle claque la porte. Elle sait qu’elle doit marcher, prendre l’unique route sans issue qui conduit à l’usine. En voiture, ce serait se faire repérer inutilement. La conserverie est à trois kilomètres de Pors Meur, en bord de mer, au sud d’une petite baie à couvert d’un cordon dunaire dont le sable miel tranche avec les masses granitiques du pays. Le week-end, le plan d’eau est fréquenté par de nombreux surfers. Un projet touristique immobilier dans un tel site ne serait pas en soi une idée stupide.
Katell doit marcher. En passant par les sentiers de traverse, il lui faudra une demie-heure. L’impasse des goélands est déjà loin. Katell est restée leste : elle entretient ce qui lui reste de forme en courant tous les dimanches. Histoire de ne pas céder trop de terrain aux ans. "Plat du jour, plat réchauffé… ". Elle emprunte le réseau des venelles, ruelles et cours intérieures pour sortir du bourg. A cette heure, il n’y a personne ; enfin, c’est ce qu’elle croit. Didrouz traîne toujours, elle devrait le savoir.
Elle débouche rapidement sur le polder planté d’oyats, une protection contre les assauts de la mer. Le dernier croissant de lune accroche des floches de nuages, le ciel est un océan. Tels des gréements profilés, les chapelles et les églises de ce plat pays ne demandent qu’à appareiller. D’autant mieux qu’il n’y a, en ces lieux, que des mécréants. Ce soir, ça souffle, les gargouilles ont décidé de mettre de la toile. Même sur les calvaires, les christs semblent avoir hissé le spi. C’est le soir du grand départ. De haut de la vigie, tout là-haut, Dieu donne l’azimut. Larguez les amarres, le vent se déchaîne, l’Ankou est du voyage. Les nozégans, des lutins maléfiques, ont en catimini saboté le gouvernail. Tout ira à la dérive.
Un peu partout, le chemin est engorgé de flaques d’eau si boueuse que l’image de Katell ne s’y reflète même pas. "De toute façon, je ne suis pas de ce monde, ce monde ignoble…" se met-elle à ruminer. Elle n’a pas le temps de poursuivre sa litanie intime et désespérée. Un chien fait soudain rage derrière une clôture. Katell sursaute. Par réflexe, elle court. Un air frais s’engouffre dans ses poumons, son âme se regonfle. Chassées les vapeurs d’alcool, les mauvaises eaux de toilette de ses amants passagers, les atmosphères rances des chambres d’hôtels minables. Oui, la vraie vie, c’est ça, c’est le large. Monter à bord, foutre le camp, loin.
Au fur et à mesure de sa marche, Katell comprend qu’elle a peut-être les moyens de prendre la tangente. Il lui suffit de s’approprier le chantage de Kervella. "Il avait agi par vengeance. Une vengeance qui l’a perdu. D’une certaine manière, je vais le venger, mais surtout je vais les faire cracher". A chacun de ses pas, Katell augmente de cent mille francs la somme qu’elle se propose de leur extorquer. Là voilà aux environs de cinq millions de francs quand se profile la silhouette de l’usine et de ses ateliers qui n’ont jamais été mis aux normes. Chantage à l’emploi, bien sûr. "Si vous nous obligez, on ferme ! ". Discours bien connu. Ainsi, chaque été, des baigneurs sortent de l’eau couverts d’une fine pellicule d’huile. Bienvenue sur la plage de Pors Meur, ambre solaire à volonté !
Katell se dirige vers l’arrière de l’usine. Rien en vue : ni voiture, ni camion, aucune lumière. Elle connaît les lieux, Kervella l’y avait amenée un soir où lui avait pris l’envie de la sauter sur son bureau. Un fantasme que Katell avait jugé bien banal, mais auquel elle avait cédé, histoire de faire plaisir à Francis. "On passe par la sortie des artistes, la sortie de secours, j’ai la clé. En plus, ça évite de mettre le dispositif de surveillance en branle. Ne me demande pas pourquoi, j’en sais rien ! ". Kervella était alors devant elle, tournant la clé. "Tu sais, Katell, j’ai l’impression qu’il y a plus de gens qui entrent par cette porte que par la principale. Là non plus, je n’ai pas de réponse. Et puis, en vérité, je m’en fous". Kervella s’était effacé pour la laisser passer.
Katell a retrouvé dans le trousseau la bonne clé. Elle fait le tour des bâtiments, construits pêle-mêle à mesure des impératifs de la production, à la fois pour répondre aux arrivages massifs de poissons et aux exigences d’un marché autrefois en pleine expansion. Sardines, maquereaux, chinchards, harengs, étêtés, emboîtés, enhuilés, ensaucés, emballés, expédiés. La routine pendant des décennies et puis le tournant : la chute des apports, la concurrence des pays africains, une main-d’œuvre meilleur marché, des productions plus rentables. Était venu le temps des licenciements en douce, des contrats non renouvelés. De quatre cents, le nombre des salariés avait diminué de moitié..
La clé tourne dans la serrure, la porte s’ouvre. Katell allume sa lampe torche. Elle monte l’escalier qui accède à l’étage des bureaux, enfile le long couloir où sont installés de part et d’autre les différents services de l’entreprise. Il lui faut trouver rapidement l’ordinateur susceptible de lire les disquettes. Sans doute celui du remplaçant de Kervella ? Le bureau est au fond du couloir, la porte est close. Katell se souvient qu’elle peut passer par le bureau de la secrétaire. Deux portes à pousser et la voilà dans le sérail. La torche électrique explore la pièce. La décoration n’a pas changé. Les rideaux ont été tirés sur la large baie vitrée qui ouvre en direction de la mer. Ils ondulent en raison du manque d’étanchéité des châssis qui laissent passer le vent. Il fait froid, le chauffage a été coupé. Katell tremble. Le halo lumineux de sa lampe s’attarde sur le tableau accroché sur le mur, derrière le bureau en merisier. Quand elle était venue ici, Katell avait eu le temps de détailler l’œuvre pendant que Kervella s’époumonait à la faire jouir. Elle avait eu le temps d’en contempler les arabesques abstraites sensées représenter un mélange de vagues et d’ailes d’oiseaux. Katell contemple le tableau. Elle n’avait pas joui, ce soir là... Mais trêve de ces lamentables souvenirs, il lui faut aller vers l’ordinateur, le sésame est peut-être au fond du disque dur.
L’ordinateur trône sur le bureau, Katell s'assoit sur la chaise et le met en marche. Elle bout d'impatience et la peur lui tiraille le ventre. Elle attend que l’écran s’éclaire et glisse la première disquette dans la fente appropriée. "Pourvu que ça marche !". L’icône apparaît sur la droite de l’écran. Elle clique et sur l’écran bleu s’affiche un ordre : "Veuillez entrer votre code confidentiel". Le code d’accès, voilà qui confirme ses hypothèses. Machinalement, par agacement ou pour conjurer une tension qu’elle sent monter dans sa gorge, elle balaye l’espace de sa torche et la pose sur le bureau. "Veuillez entrer votre code confidentiel", l'écran illumine son visage. Katell tape les six chiffres inscrits au feutre noir à l'intérieur des boîtes de CD. Miracle, la manipulation a marché !
La disquette contient plusieurs fichiers. Elle fait défiler les pages : bilans comptables, historique de virements bancaires, répertoire d’adresses, annotations...Paris... Lausanne...Lugano...Zurich...Rio de Janeiro. Il y aussi des dossiers "importations". Katell met en marche l’imprimante laser. Elle sait que son temps est limité et elle sélectionne au jugé les informations qu’elle pressent comme prioritaires. L’imprimante crache méthodiquement ses lignes de chiffres et de lettres avec un bruit qui paraît infernal dans le silence glacé de l’usine. Katell introduit la seconde disquette qui contient la même richesse d’informations. De nouveau, la puissante imprimante débite à toute vitesse ses colonnes de signes. En trois quarts d'heure Katell est en possession d’une centaine de pages. Elle a édité ce qui lui semblait le plus important, toutes les preuves de l'origine occulte de l'argent des Italiens et des projets immobiliers de Dubuisson.
Soudain, toutes les lumières de l’usine s’allument. Katell sursaute, retient un cri. Surtout ne pas céder à la panique, mais faire vite, très vite. Elle extrait la disquette, ramasse à la hâte le paquet de feuilles, éteint l’imprimante et l’ordinateur. Des décharges d'adrénaline successives accompagnent ses mouvements. La grande porte de l’usine est en train de s’ouvrir. Ses grincements sont couverts par le ronflement d’un camion. "Qu’est ce qu’ils fabriquent à cette heure ?" , Katell sent le danger fondre sur elle, elle veut sortir dans le couloir. Trop tard, en bas de l’escalier, elle entend des bribes de voix.
- C'est le moment ou jamais...
- Tout sera mis sur le dos des pêcheurs...
- Bien calculé, le coup...
Sa retraite est coupée, panique. Que faire ? C’est trop bête ! Boire la tasse si près du rivage. Boire la tasse. Boire... Soudain Katell se souvient de l’existence du cagibi dissimulé entre les portes des bureaux de Kervella et de sa secrétaire. Katell est passée devant tout à l’heure. C’est un placard très exigu, d'environ un mètre carré. Kervella y cachait quelques bouteilles. Il lui avait dit le soir où il l’avait emmenée : "Ça, c’est ma cachette. Si un jour on m’en veut, je m’y planque. J’ai un carton, autant dire que je peux soutenir un siège !".
La porte est étroite, Katell est mince. Sa lampe balaye l’espace, le carton de Kervella est toujours là. Il faut croire que son successeur ne connaît pas la cachette. Elle s’assied sur le carton. Il ne lui reste plus qu’à attendre. Déjà des pas se rapprochent, elle perçoit un bruit de clés. La porte du bureau s’ouvre. Un appel d’air et les deux portes qui encadrent la cachette s’entrouvrent. Katell peut ainsi saisir les paroles des inquiétants visiteurs.
Elle reconnaît immédiatement la voix la plus grave, la plus autoritaire, celle de Dubuisson. Katell frissonne. Elle se souvient de cette intonation sévère qui lui intimait, à elle et à d’autres esclaves, l’exécution d’actes exécrables ou des preuves d’absolue soumission au bon plaisir des maîtres. Katell avait toujours redouté Dubuisson en raison de sa cruauté extrême et raffinée, allant de pair avec une intelligence vive. Si dans sa vie professionnelle Dubuisson est un président arrogant, il est au fond des caves un vicieux, un dégénéré, dangereux, puisque c’est probablement lui qui avait recommandé Katell aux trois détraqués qui l’avaient esquintée. Katell tend l'oreille du fond de sa cachette dont elle tient la porte entrouverte.
Dubuisson semble s'adresser à l'un de ses familiers qu'il appelle Victor et qu'il tutoie. Il y a aussi un troisième homme, mais dont on perçoit moins distinctement la voix.
- C'est O.K pour tes fusées de détresse, Victor ? Tu les a bien semées dans la cour ? interroge Dubuisson.
- C'est réglé de ce côté. Le tout, c'est de faire croire que c'est un coup des marins-pêcheurs. Je croise les doigts pour que ça marche !
- Ça marchera, pas de crainte à se faire ! C'est sûr qu'il a fallu précipiter les choses et improviser. Mais, vu le bordel ambiant, c'était le moment ou jamais d'en profiter pour agir, il ne fallait pas attendre ! Enfin, on va en finir avec cette conserverie maudite. Depuis l'arrivée sur l’affaire des Ritals, rien ne tournait plus rond. Les fuites, Kervella...
- Lui, il a perdu sur toute la ligne ! lache Victor.
- Mais on n'a rien trouvé dans sa cabane galactique, ajoute le troisième homme.
- Vous n’avez rien retrouvé, mais il y a pourtant bien un enfant de pute qui s’est baladé dans les fichiers d'Octopia. Et c'était qui ? Un fantôme ? L’alarme au siège sur cette consultation clandestine, c'était bien une preuve. Sans cette alarme, on n’aurait rien su, on n’aurait pas pu prendre les devants.
- C'est fini maintenant. Nous n'aurons plus de problèmes, président, lâche Victor.
Katell, dans son placard, assemble à grande vitesse les morceaux du puzzle dont elle avait, dans la journée, deviné le vaste contour. Pourtant quelques pièces maîtresses manquent pour faire apparaître le motif central. Katell a perçu la froide détermination de Dubuisson. Tout à coup, son sang ne fait qu'un tour. Elle aurait dû y penser. Sa consultation de l'ordinateur, tout à l’heure a, elle aussi, été enregistrée. Pourvu qu’un répétiteur ne renvoie pas l’alarme ici. Dans ce cas, ils finiront bien par la trouver. Katell ne peut empêcher un frisson qui lui remonte le long de l’échine. Elle repense à son cauchemar. Katell se met à prier : pourvu que Dubuisson et ses sbires ne touchent pas l’ordinateur, ils s'apercevraient qu’il est chaud.
Soudain une voix s'élève dans le silence.
- Tout est paré, président.
- Vas-y Victor, fais nous encore un beau feu d'artifice !
"Mais ils vont foutre le feu à l’usine !!" s’affole Katell. Assise sur le carton de bourbon, elle va être transformée en bonne flambée. Sortir, mais pas à n’importe quelle condition. "Trop tôt, ils risquent de me découvrir...".
Dubuisson est sorti le premier. Victor et l'autre sbire portent des paquets qu'ils chargent dans le camion dont le moteur se met à tourner bizarrement au beau milieu de l’usine. Katell sort prudemment un oeil de sa cachette. Il va falloir faire vite. Elle se faufile dans le noir au milieu des bureaux, reprend le couloir, se jette dans l’escalier. Personne. Son cœur n’est pas loin d’exploser. En rafales, ses capsules surrénales déchargent des jets d’adrénaline. Maintenant, il faut sortir des bâtiments. Il y a quelque vingt-cinq mètres à parcourir à découvert. Katell joue son joker. "Maintenant ou jamais !". Elle a de la réserve, le jogging en définitive, ce n’est pas que de la frime. D’un coup son corps se détend, l’espace est presque avalé. A bout de souffle, elle se jette dans la dune. Pas mal pour un plat du jour ! Elle se recroqueville, reste prostrée. Le ronronnement du moteur ponctue la nuit. Tout semble si tranquille, la situation est anormale. Katell contourne en rampant la dune, puis l’escalade. De ce point d’observation, elle domine la cour de l’usine. Dubuisson et les deux hommes qui l'accompagnaient ont disparu. Il n’y a pas de voiture, comment sont-ils partis ? Le camion. Ils sont venus en camion. Mais pourquoi avoir laissé tourner son moteur ? Le vrombissement d’un Zodiac apporte à Katell la réponse. Ils partent vers la mer. Le choix est osé. Il y a toujours des rouleaux, mais comme la mer s’est légèrement calmée, ils devraient passer. Décidément, Dubuisson ne laisse rien au hasard. La partie sera serrée, une partie qu’elle va désormais jouer contre lui, par vengeance, pour lui faire payer les deux tentatives de suicide, les quatre mois en clinique psychiatrique. Par vengeance, mais aussi pour l'argent. Partir loin, mais pas vers la mort comme Kervella. "Pas de bol, Francis !...".
Katell n’a pas le temps de s'apitoyer sur le sort de son ancien amant, un ronflement sourd emplit l’usine, les vitres s’éclairent d’une éblouissante teinte orange phosphorescente. Déjà du toit les premières fumées s’échappent. Bientôt, c'est le fest nozdans l’usine. Sous l’effet de la chaleur les tôles se tordent en bombardes, binious et flageolets. Korrigans, nozegans s'élancent dans un ballet aérien. Katell est fascinée par le spectacle improvisé. Comme dans les contes de son enfance, tous les êtres extraordinaires des légendes bretonnes viennent de se donner rendez-vous pour le grand sabbat. Une symphonie fantastique version moderne où farfadets, gnomes, faunes, satyres, lémures, grouillent. Mieux encore que dans Mad Max. Caparaçonnés, sanglés, cloutés, ils gesticulent, tambourinent si fort qu’ils font tomber les premières tôles de la toiture métallique. L’intérieur de l’usine apparaît bientôt, arène au milieu de laquelle le camion est un taureau de fer : le taureau de Phalaris, tyran d’Agrigente. Taureau d’airain rougi au feu où se tordaient ses victimes. Katell frissonne malgré la chaleur du brasier qui lui arrive au visage. Elle oublie la pluie qui se remet à tomber. La carcasse d’acier commence à grincer. La gent infernale ne cessera son ballet que lorsque le théâtre sera effondré. Sous l’effet de la chaleur, des boîtes de conserve explosent et sont projetées dans la nuit. Ici et là, sur le sable, des pavés rougeoyants tracent une route, mais ce n’est pas celle qui mène au magicien d’Oz. Katell sait que peut-être au bout, l’Ankou attend, la faux à la main. C’est pourtant cette route que Katell doit emprunter pour rejoindre Dubuisson et lui faire payer.
Soudain une main se pose sur son épaule. Elle sursaute. Elle crie.
- C'est moi, c’est Ferdinand. Viens Katell. Faut pas rester ici. Viens !


Chapitre XIV


Mercredi

Pour tous ces hommes de mer, saupoudrés sur la crête des vagues de jour comme de nuit, luttant pour garder un semblant d’équilibre sur les ponts gluants de leurs navires, Kélou est l’articulation qui les raccroche aux mouvements complexes du continent, aux rumeurs de la terre. Le journaliste le sait trop bien : il use et abuse de cet ascendant un rien charismatique.
De toute façon, il se considère dans un état permanent de révolutionnaire potentiel. Dès qu’il croit tenir une information susceptible de faire des remous dans le marigot des petits scandales institutionnels qui font l’ordinaire de la vie de la côte, il voudrait jeter comme des grenades offensives, les mots qui tuent. Mais il y a des limites à ne pas franchir dans la presse locale. Lorsque Kélou dérape, le censeur aux longs ciseaux, là-haut dans son bureau directorial de Quimper, désamorce et veille au grain. Pas question de se mettre à dos les politiques locaux et les annonceurs. Le Pays n’a rien d’un brûlot anarchiste, même si son patron rêve en secret de déchaîner son canard. Il met le paquet sur le fait divers qu’il qualifie de valeur ajoutée. Le fait divers appelle les ventes, les ventes appellent la publicité, la publicité fait vivre le journal. C.Q.F.D.
Alors comment assouvir une mission de redresseur de torts universel dont Kélou se croit investi, quand on a échoué, à l’âge des illusions perdues, sur le quai puant d’un port en déconfiture ? Faute de donner toute la mesure de sa plume vengeresse, il biaise, désinforme, plante ses banderilles au hasard des conversations de bistrot, comme autant de coups dans les reins des potentats en place. A Pors Meur, chaque information au conditionnel sortie de la bouche du journaliste est amplifiée, patentée, certifiée. Colportée à la vitesse du vent, elle s’imprime sur les disques durs des cerveaux, message subliminal absorbé sans déglutition. Kélou trace son sillon secret en ouvrant des brèches, en raclant les plaies. "Le journaliste doit être un désillusionneur" ne cesse de se persuader Kélou.
Ce matin, une brume duveteuse enveloppe le port et estompe les arrière-plans au-delà de la jetée. Le spécialiste es redressements de torts subit depuis un bon quart d’heure une féroce engueulade de son patron. Ce dernier, encore plus brutal que d’habitude - le plus gros hypermarché vient de lui retirer sa publicité au profit de L’Indépendant - déverse dans l’écouteur de Kélou un flot de hurlements.
- Votre couverture de l’explosion de la Soucoupe, c’était de la merde, de la sous merde. Ma parole, vous vous foutez du monde ! Si je l’avais vu passer, ce papier nul, je l’aurais saqué purement et simplement ! Mais il suffit qu’on tourne le dos une journée et c’est le bordel ! On est vraiment ridicule ! Vous avez vu la couverture de ceux d’en face. Du concret, du précis, du vécu. Avec des hypothèses étayées. Un travail de pros ! Nous, de quoi on a l’air avec votre article lamentable et votre histoire domestique de fuite de gaz ! Je vous avais demandé une enquête fouillée, des photos, des témoignages. Un fait divers comme celui-là, c’est pas tous les jours que ça nous arrive, malheureusement. Alors, c’était le moment où jamais pour vous défoncer, gagner des lecteurs. Vous savez pourtant qu’on est en chute libre au niveau des ventes !
Kélou, d’ordinaire si prompt aux arguties en usant d’une mauvaise foi confondante, reste cette fois cloué sur place par la diarrhée verbale du planqué de Quimper qu’il sent propulsé à cent mètres hors de ses gonds.
- Mon petit gars, un faux pas de plus et ça va être la porte vite fait, bien fait. Vous pourrez toujours faire du foin auprès de votre syndicat de gauchistes attardés, je vais vous bétonner un licenciement pour faute professionnelle !
- Faute professionnelle, comme vous y allez ! Calmez-vous, patron, écoutez-moi cinq minutes que je vous explique. Y’a maldonne...
Kélou croyant avoir repris la main, entame méthodiquement la liste des arguments de sa défense : ses réseaux, son style, son brio, bref son talent. Peine perdue, le rédacteur en chef est devenu incontrôlable.
- Taisez-vous ! J’en ai rien à faire de votre belle plume autoproclamée, de vos réseaux de bistrot, de votre crise de la pêche. Et la crise de la presse, vous en avez entendu parler ? Les ventes ! Je vous dis, les ventes, c’est tout ce qui m’intéresse ! Je vous avertis pour la dernière fois, encore un faux pas et c’est la porte !
Kélou réussit à placer encore une ultime phrase, pour se justifier, pour tenter de convaincre. Une phrase où s’est malencontreusement glissé le mot "indispensable".
- Indispensable ! Pour qui vous vous prenez ? Les cimetières sont pleins de gens indispensables ! Des candidats pour votre poste, j’en ai un dossier plein à craquer sur mon bureau ! Vous avez intérêt à serrer vos grosses fesses et à vous rattraper en me faisant un boulot béton sur l’incendie de l’usine, sinon...
Le patron du Pays coupe court, laissant Kélou abasourdi, le téléphone désormais muet, toujours en suspens au bout du bras. Le localier reste quelques minutes tétanisé devant son bureau avant de reprendre ses esprits. Puis il quitte son gourbi comme une furie, en oubliant de fermer à clé. Cette fois, les menaces du patron sont à prendre au pied de la lettre.

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Le temps pressait. Il restait à Kélou une journée marathon pour construire sa réhabilitation. Pas question de perdre une minute, d’aller faire la pause-mousse au Las Vegas et de travailler ses filières sous-marines pour glaner les dernières nouvelles du front de mer. La guerre de la pêche attendrait bien une journée, il y allait non seulement de son gagne-pain, mais surtout de son honneur.
Kélou s’était agité toute la journée, faisant la navette entre l’usine et le bureau, passant coup de fil sur coup de fil. Mais en dépit de ses efforts méritoires pour dénicher des tuyaux de nature à créer le scoop, il s’était retrouvé en fin de journée épuisé devant un carnet de notes à peu près vide. Le plus grand secret régnait sur cette affaire. Rien vu, rien su, bouches cousues, silence radio sur tous les fronts. Troublant, suspect, absolument louche.
Ce papier où il n’y avait strictement rien à dire, sinon un énoncé des faits matériels, il fallait pourtant bien l’écrire. Pas question de se laisser abattre : "Ce lécheur de cul, ce marchand d’espaces publicitaires qui pond des éditos archi nuls, il veut du sensationnel ? Eh bien, il va être servi !" peste Kélou.
Fusée à rédaction propulsée par la menace d’une mise à la porte, encore imbibé du dernier polar qu’il venait de lire, Kélou s’était alors lancé à plume éperdue dans une invraisemblable construction, mélangeant informations réelles et ragots de seconde zone, juxtaposant bribes de réalité et fantasmes personnels. Il mitonnait sa revanche, bidonnant comme un damné au point de finir par croire tout ce qu’il écrivait. A neuf heures trente du soir, le papier était bouclé et faxé à Quimper. Résultat garanti béton bidon !

L'USINE DE PORS MEUR DÉTRUITE PAR LE FEU
INCENDIE VOLONTAIRE OU CRIMINEL ?


Catastrophe à Pors Meur. Toute la population est sous le choc. Son usine a entièrement brûlé la nuit dernière, privant de leur gagne-pain les 200 salariés. Après la mort dans l’explosion de sa villa de Francis Kervella, l’ancien directeur récemment licencié et la crise qui secoue le monde de la pêche, Pors Meur est en plein désarroi. Malgré le silence général qui règne sur ce drame, notre enquête livre d’ores et déjà des pistes. Inquiétant.

« J’ai découvert le désastre vers 4 heures du matin a déclaré encore tremblant d’émotion un patron de canot qui, passant près des lieux en se rendant au port, a été le premier à donner l’alerte. Je me suis arrêté, j’étais abasourdi. Ce n’était plus qu’une carcasse, avec des poutrelles métalliques démolies comme un château de cartes. Ça fumait encore en grésillant faiblement. C’était sinistre. La haie de cyprès qui protège l’usine était entièrement calcinée. Il ne restait que des troncs noirs, lugubres. C’était épouvantable ! Je n’allais pas partir en mer pour relever mes casiers à crabes dans l’état où j’étais. Je suis vite revenu chez moi et j’ai réveillé ma femme. Elle a appelé les pompiers. Elle m’a fait un bon café pour me remettre. Quand je suis repassé sur les lieux, les pompiers et les gendarmes étaient déjà là ».
Les plus proches voisins de l’usine sont à une distance de six cents mètres. Mais personne n’a vu quoique ce soit, ni entendu le moindre bruit. «Vous savez, on a des doubles vitrages. Il fait nuit à 6 heures du soir, on ferme les volets tôt, a expliqué un riverain. Alors, c’est pas du tout étonnant qu’on n’ait rien remarqué. L’usine est loin, derrière un rideau d’arbres dans un creux de la dune. Avec le vent et la mer, il y a toujours un bruit de fond, on fait pas attention ! On a regardé la télé et après on est allé se coucher. Non, on n’a rien vu ».


Liquidation programmée

Les pompiers de Pors Meur et de Quimper, qui étaient opérationnels sur les lieux dès 5 h 15 ont circonscrit les derniers foyers, mais les bâtiments étaient déjà entièrement détruits. Une fois le travail des soldats du feu achevé au lever du jour, la police a bouclé les lieux, écartant les nombreux curieux qui commençaient à envahir les abords de l’usine.
Au terme de cette première journée d’investigation, rien n’a filtré sur les causes du désastre. La police observe le plus grand silence sur cette affaire. Mais nous sommes en mesure d’affirmer que des fusées de détresse usagées ont été découvertes à proximité des décombres, un indice accusant directement des marins-pêcheurs. Mais la ficelle est trop grosse pour ne pas ressembler à un brouillage de piste. Alors s'agit-il d'un geste criminel ?
La destruction de cet établissement centenaire intervient après l’accident mortel dont a été victime Francis Kervella lors de l’explosion de sa villa. L’association du groupe Octopia avec une société italienne suivie du licenciement du directeur de l’usine, Francis Kervella, avait créé une grande tension au sein du personnel, 200 salariés, essentiellement des femmes. Selon des sources internes, l'hypothèse de la fermeture de l'usine avait fait l'objet de rumeurs. Francis Kervella aurait été remplacé par un nouveau dirigeant dont le rôle officiel aurait été de redresser la situation financière de l'entreprise, mais dont le rôle occulte était d'une toute autre nature. Il nous a été impossible de vérifier ces informations, l'entourage parisien de Georges Dubuisson, président d'Octopia, faisant le blocus complet sur l'événement.


Connexions dans le Milieu

C'est dans la plus grande discrétion que s'était opérée, il y a un an, une prise de participation d'une société italienne dans la conserverie de Pors Meur. Nous avons réussi à localiser le bureau français de cette société italienne dans la banlieue de Marseille. La société se livrerait à des activités de négoce. Son directeur aurait été mis en examen il y a deux ans, après la découverte d’un important trafic de drogue, mais l’affaire aurait été classée sans suite.
C'est une très mystérieuse, voire curieuse association qu'a donc nouée le groupe Octopia pour la gestion de son usine de Pors Meur. Et l'on est en droit de se demander ce que se cache en réalité derrière tout ce montage ?
N'y aurait-il pas un lien entre ces éléments et les récentes affaires qui se sont déroulées dans notre région : saisie d’un voilier immatriculé dans le quartier maritime de Marseille, arrestation de son skipper originaire de Cassis et de sa compagne, fermeture d’un club de nuit bien connu de Quimper, mise en garde à vue d’une trentaine de personnes ? Autant de faits troublants dont les causes et les suites ont été soigneusement gardées sous le boisseau.
« L’ouest de la Bretagne est devenu une plaque tournante du narco-trafic. Nombreux sont les Zodiacs qui arrivent sur les plages. Des hommes débarquent les colis qui sont aussitôt pris en charge par des camionnettes qui attendent dans les creux de dunes » nous a confirmé Robert Parizot, expert bien connu, auteur de nombreux ouvrages de référence sur le sujet.
A-t-on sciemment profité des désordres de la crise de la pêche pour camoufler des méfaits et faire porter les soupçons sur les pêcheurs ? Il incombe désormais à la police et à la justice de faire la lumière, et toute la lumière, sur cette ténébreuse affaire qui laisse 200 salariés dans la détresse.

Germain Keller


Le lendemain matin, jeudi, à la une du Pays sur quatre colonnes, s’étalait l’article de Germain Keller, alias Kélou, assorti de photos suggestives : les ruines calcinées de l’usine, des pompiers en pleine action dans les décombres, les ouvrières accablées contemplant en pleurant leur outil de travail réduit à néant. Suivaient un poignant appel au secours du maire de Pors Meur demandant solennellement des aides d’urgence de l’État pour sauver la pêche et pour indemniser les ouvrières, une déclaration courte et embarrassée du député, les protestations du responsable C.G.T local, des témoignages d’employés.
Le patron de Kélou avait toutes les raisons d’être satisfait. Il vérifiait par là même que l’air du temps a du bon : les coups de pied au cul sont décidément la meilleure méthode de management.


Chapitre XV


Mercredi soir

Un visage, puis un autre, un troisième enfin, dans un ordre aléatoire ou au gré des désordres intimes de Katell. Trois visages : Kervella , Didrouz, Dubuisson qui s'alignent en motifs colorés dans la fenêtre d'une machine à sous. Kervella - Didrouz - Dubuisson et les visages tournent sur eux-mêmes et pendant leur rotation d'autres visages apparaissent et disparaissent dans la folle course. Les visages de ses nombreux amants. Stop. Katell ouvre les yeux. La ronde se fige : Dubuisson-Dubuisson-Dubuisson. Jack pot. Combien ? Cinq millions de francs. Katell sourit. Elle est allongée sur le canapé, la télévision bourdonne. Elle l'a allumée par réflexe puis en a coupé le son. Ensuite, elle a branché la radio. La perspective des cinq cents briques et deux whiskies lui tournent la tête. Une rengaine de Dalida -"Il venait d'avoir dix-huit ans..."- la conforte dans sa décision de faire chanter Dubuisson."Cette ordure payera ! ". Katell n'est pas tombée de la dernière pluie, elle sait les risques auxquels elle s'expose. Il lui appartient aussi de prendre ses précautions. Elle examine les documents de l'usine, les compare les uns aux autres, les sélectionne. Le puzzle est là, reconstitué au bout de ses doigts. Cinq millions de francs. Elle ferme de nouveau les yeux, la machine à millions repart. Le scénario des turpitudes de Dubuisson lui apparaît, limpide : l'association avec les Italiens pour blanchir l'argent sale ; l'explosion de la villa de Francis Kervella, horrible mise en scène commanditée par l'industriel pour supprimer un témoin gênant ; le projet immobilier de thalasso à la place de l'usine.
Katell prend un stylo et des feuilles blanches. Elle retrace les événements qui ont précédé la mort de Kervella et détaille une par une les manœuvres du patron d'Octopia. Sa description rédigée sans hésitation, sans rature, comprend cinq feuillets qu'elle glisse dans une enveloppe sur laquelle elle écrit : "N'ouvrir qu'en cas de décès de Katell Tevenn". Elle glisse cette enveloppe dans une pochette de papier kraft d'un format plus grand. Une précaution pour ne pas affoler son cousin Didrouz auquel elle va confier le document. Didrouz, le seul homme à qui elle peut faire confiance.
Dans une autre lettre adressée à Georges Dubuisson, elle reprend à son compte le chantage que préparait Kervella. Ce dernier avait l'intention d'extorquer deux cent cinquante briques au patron d'Octopia. La mort de Francis méritait bien que la mise soit doublée. Katell joue à la roulette russe en toute lucidité. Elle sait que son adversaire est un individu de la pire espèce. Elle évalue cependant ses chances de réussite à cinquante pour cent. Pile ou face. De toute façon qu'a-t-elle à perdre ? Vivre, c'est, selon elle, prendre le risque de mourir. Et quand on a une vie aussi lamentable, les risques sont négligeables."Il m'en a fait baver, il va maintenant cracher et pas qu'un peu !".


Chapitre XVI


Jeudi

"La conquête de la Chine par les Mandchous amena un nouveau déclin. Mais auparavant le pays fut, en 1645, le théâtre d’une dérisoire invocation à la puissance du Ciel de la part d’un candidat prétendant à la dignité impériale, Li Zicheng, un ancien berger. D’autres individus d’aussi humble extraction s’illustrèrent auparavant, tels Liu Bang, petit fonctionnaire devenu le fondateur de la dynastie des Han ou Zhu Yuanzhang, un crève la faim qui hissa sur le trône impérial la dynastie des Ming en 1368. En réalité Li Zicheng était un homme traqué qui finit misérablement ses jours. Il fut décapité par ses paysans qui allèrent offrir sa tête à ses vainqueurs".
Confortablement installé dans un fauteuil Louis XVI, scorie de son sang bleu, Jacques de Brézeuil parcourt depuis une bonne partie de la matinée le Guide Bleu afin de préparer son voyage en Chine. Xian et son histoire n’ont plus de secret pour lui.
"Grande pagode des oies sauvages... A près de cinq kilomètres de la porte sud... Dans le deuxième pavillon, voyez le papier frotté d’une stèle célèbre en Chine : elle représente Xianzang, pèlerin au lourd bagage sur le dos, rempli de manuscrits, un chasse-mouches à la main et tenant une lanterne devant lui…".
Mieux vaut rêver sa vie que mal la vivre. Brézeuil avait fait de cette phrase qu’il avait inventée, sa maxime. Il avait toujours, depuis son enfance, tangenté la dangereuse frontière entre le rêve et la réalité. Est-il pour autant une sentinelle avertie ? Non, tout juste une sentinelle endormie.
Il était loin d’imaginer, le jour où il avait passé et réussi le concours, qu’il atterrirait dans ce bled et aurait à affronter de pareilles situations. Jusqu’ici, cependant son espace de liberté intérieure avait été plus fort que l’adversité extérieure. Mais la palanquée de poisson déversée par ces brutes vient de drôlement saler ses rêveries.
Il lui a semblé soudain urgent de remettre à l’ordre du jour ce vieux projet de Chine, un pays où il n’est jamais allé. Il en est pourtant devenu un spécialiste par procuration. Enfant, il dessinait déjà la grande muraille et rêvait de la Cité Interdite. C’était l’adjectif plus que le lieu lui-même qui activait ses fantasmes. Si sa famille n’avait pas le goût des chinoiseries, il avait lu Tintin. Et ses visites à un grand-oncle, ancien gradé de la Royale l’avaient fortement impressionné. L’ancêtre avait bourlingué dans cette partie du monde et en avait rapporté une foule d’objets : porcelaines, tentures, paravents colorés, tarabiscotés, tellement exotiques comparés au mobilier familial. Brézeuil avait été fasciné.
"Entrée du parc des sources thermales Huaging au pied du Lishan en un site où Qin Shihvangdi, le premier empereur de Chine, se fit construire un palais... Vous prendrez plaisir à vous promener dans le parc aux gracieux pavillons et kiosques, enluminés comme de frêles châteaux de cartes, au bord de pièces d’eau ombragées par des saules, cet arbre dont le nom entre dans diverses périphrases pour évoquer les choses de l’amour, les séductions et les plaisirs de la jeunesse...".
C’est une nouvelle fois le téléphone qui brise ces images romantiques. Depuis les deux tonnes, Brézeuil a décidé de faire de la résistance contre ce monde extérieur rude et poissonneux. Il descend désormais très épisodiquement dans ses bureaux. Il lui a suffi de donner quelques consignes au personnel qui, par l’expérience acquise au fil des années, sait se débrouiller des situations les plus difficiles. C’est le cas de sa secrétaire, Noémie, une femme d’une cinquantaine d’années qui n’a jamais été plus loin que Brest. Elle incarne le prototype de la formule, détournée par Jacques de Brézeuil : "Vivre et mourir au pays".
- Excusez-moi monsieur, mais c’est le commissaire général.
Noémie prend une voix solennelle, comme si elle annonçait Dieu en personne. Ce Dieu là est exécrable. Brézeuil hait d’autant plus son supérieur qu’il le dérange dans ses rêveries pour l’entretenir de choses terre à terre dont il se fout éperdument.
- Alors, Brézeuil, j’espère que vous maîtrisez toute cette agitation ?
Le ton est ironique, bien sûr. Le supérieur ne se fait aucune illusion sur les capacités de son subordonné. Aucune illusion. Il n’a que des certitudes lui, parce qu’il est le chef.
- Non ! laisse tomber Brézeuil.
- Écoutez, vos états d’âme, vous n’êtes pas payé pour ça. Je vous ai déjà prévenu, mais je vois que vous vous en foutez.
- Oui.
Brézeuil a laissé échapper l’affirmative sans trop savoir pourquoi, par lassitude peut être de toujours répondre par la négative. La riposte de son chef est immédiate.
- Comment ça oui ? Je vais vous faire muter, vous allez voir ! Et vous regretterez ce trou, je vous le garantis. Muter !
- Loin ? La Chine ? murmure Brézeuil.
- Quoi ! La Chine ! La Chine ! Mais vous avez pété les plombs mon petit gars. Ressaisissez-vous que diable !
C’est plus grave qu’il ne l’avait cru, Brézeuil a bel et bien disjoncté. Le commissaire général cogite : il faudrait une faute grave pour une mutation d’office. Et qui mettre à la place ? Personne n’acceptera de jouer le rôle de fusible, vu la tournure que prennent les événements. Le responsable hiérarchique comprend son intérêt et se veut conciliant.
- Écoutez Brézeuil, j’ai besoin de vous. Vous le comprenez. Je ne peux pas descendre chez vous, la situation ne s’y prête pas. Alors, il n’y a que vous. Bon, le poisson, je comprends que cela ne vous ait pas plu, mais il faut savoir passer l’éponge. Il faut que vous leur parliez, vous devez les raisonner. Il ne faut plus qu’ils brûlent les usines. Qu'est ce que vous pensez de l'article de ce journaliste ? Il faut redoubler de prudence. Qui sait quelle sera la prochaine cible : peut-être nos bâtiments ? Prudence Brézeuil, il faut même être très très vigilant.
Brézeuil entend sans écouter. Il est comme un boxeur qui a pris trop de coups sur la tête. Sonné, il n’entend plus le bruit mat des gants de cuir, encore moins la rafale de conseils que soudain se met à lui prodiguer son manager.
- Qu’ils foutent le feu... Cela m’importe peu... M’importe... M’en fous...
- Brézeuil, je ne ris plus. Vous devez vous ressaisir. Vous me tenez au courant. Je veux des rapports quotidiens. Des rapports, c’est compris ! Allez les voir et rapportez !
Le commissaire général a raccroché. Dans la foulée, il va peut-être téléphoner à son bourreau, le directeur du personnel. Jacques de Brézeuil s’en moque éperdument. Il est sûr d’une chose, il n’irait pas "les" voir. Il n’irait pas parler à ces sauvages dont certains spécimens n’ont pas hésité à bafouer l’autorité de l’État. Tout cela n’a aucune espèce d’importance.
Il reprend la lecture de son Guide Bleu, Xian et ses fosses qui abritent plusieurs milliers de soldats d’argile, mais le téléphone sonne de nouveau. Noémie le prévient qu’un journaliste, Kélourd comme elle le nomme, souhaite le voir d’urgence.
- Je ne veux pas le voir. Je ne veux plus voir personne.
- Mais, monsieur, il y a aussi la préfecture qui insiste pour vous avoir, les renseignements généraux aussi.
- Plus personne, Noémie! Compris ?
- Mais qu’est-ce que je vais leur dire à tous ces gens ?
- Vous dites que je suis absent.
- Absent ?
- Oui, parti, Noémie. Parti.
- Mais parti où ?
- En Chine, Noémie. En Chine.
“Ayant repris la route en direction de Qianxian, vous traverserez une plaine où vous observerez un étonnant amalgame de tombeaux et de champs cultivés. Par respect pour les morts, le paysan contourne les tombes parfois modestes, en traçant ses sillons...”.


Chapitre XVII


Jeudi

"Tiens, mate un peu. C'est le père Didrouz qui va aux putes à Quimper !" ricanent deux adolescents en arrêtant leurs mobylettes devant le bar Ti mat qui fait aussi arrêt des cars, de l'autre côté du pont, juste après le grand virage.
- Y va pas être déçu ! Les putes sont au chomdu aujourd'hui.
Ferdinand doit monter coûte que coûte dans l'autocar qui le mènera à Quimper. N'est-il pas chargé d'une mission exceptionnelle, classée top secret ? Il y va de la vie de sa cousine Katell. C'est elle-même qui l'a mis en garde hier soir, en lui remettant deux lettres. Lui l'humble, le discret, moqué par bien des habitants de Pors Meur, se sent aussi important que les faux époux Thurenge en mission dans le port d'Auckland. "S'ils savaient..." se chuchote-t-il en lui-même avec ressentiment.
Il est neuf heures passées et dans le matin ensoleillé, le vent de mer charrie des odeurs rafraîchissantes d'algues. L'air glace les narines et pique le haut des joues. Le car n'arrive, en principe, qu'à la demie, mais Didrouz a toujours l'habitude d'être largement en avance. Par crainte de manquer le car, comme autrefois les gens des campagnes redoutaient de rater le coche. Il est vrai qu'à l'époque il ne passait qu'une fois par semaine.
Monter dans le car, aujourd'hui, plus que jamais, est pour Didrouz une affaire d’État. Pendant l'effroyable nuit de l'incendie de l'usine, lorsqu'il avait suivi Katell à son insu et retrouvée sous le choc en haut de la dune, il avait rassemblé toutes ses forces pour la réconforter. Il l'avait raccompagnée tant bien que mal jusqu'à sa maison. Il aurait voulu rester dormir près d'elle pour la calmer et la protéger. Il avait senti monter en lui le désir de la douceur tiède de la peau de Katell. Il lui aurait caressé ses cheveux qui avaient gardé l'odeur du feu, une odeur d'enfer, un relent de péché. Il aurait posé ses lèvres sur cet espace secret de son épiderme où, magie du tatouage, s'était incrustée une étoile de mer. Peut-être, en ce soir d'apocalypse, après le choc subi, aurait-elle accepté de se donner à lui, comme elle l'avait fait une fois, il y a si longtemps dans d'autres étranges circonstances ?
Le rêve de Didrouz s'était évaporé lorsque, à son habitude, Katell l'avait doucement repoussé en lui conseillant :
- Il est temps que tu ailles maintenant, je vais essayer de dormir. Mais reviens ce soir Ferdinand, j'aurai quelque chose d'important à te donner.
Il avait obéi et avait traversé le village encore endormi avant de se terrer dans son appentis, son P.C secret, jusqu'au soir. Il n'avait pas mis les pieds dans la maison de sa mère. Même pas pour le repas. Dès le soleil disparu à l'ouest, loin derrière les dunes, il était retourné chez sa cousine en rasant les murs.
Devant le café Ti Mat, les deux jeunes font jouer les accélérateurs à main de leurs cyclomoteurs. Ils dévisagent Didrouz avec insolence et les sarcasmes redoublent. Didrouz n'aime pas ça, pas du tout. "Ces gosses me font peur : ils sont si imprévisibles, si violents. Ils ne respectent plus rien". En franchissant le seuil du café pour entrer acheter son billet, Didrouz marmonne entre ses lèvres : "Mauvaise graine. N'int mat d'ober netra ken".
Pour se donner une contenance, les deux gamins continuent à faire vrombir les moteurs de leurs engins à en faire éclater les tympans des passants. Didrouz a refermé soigneusement la porte du bar pour ne plus entendre le bruit. De sa démarche asymétrique, le torse penché en avant, il s'avance vers la femme qui se tient derrière le comptoir.
- B'jour.
- Qu'est ce que ce sera pour toi Ferdinand ? Ur werennad gwin ru ?
- Non. Un aller et retour...
Didrouz n'a pas le temps de finir sa phrase. Le téléphone sonne et la patronne du café derrière le comptoir décroche sans même un regard pour son interlocuteur. Elle écoute d'un air très attentif, acquiesce de la tête, hausse les sourcils ce qui fait bouger sa frange poivre et sel, sourit. Cinq bonnes minutes s’écoulent.
Pendant ce temps un homme en pardessus, sans doute un représentant en électronique pour les chalutiers, est rentré et s'est approché du comptoir.
La tenancière de bar repose son téléphone et lui tend une main empressée.
- Bonjour, monsieur Celton ! Ça va avec vous ce matin ?
- Pas des masses. Avec tout leur reuz, vous avez vu ce qui s'est passé hier à la gare et à l'aéroport. Ils s'en sont pris aussi au Leclerc, vous vous rendez compte ! Et aujourd'hui, la manifestation, je crains le pire. Pensez bien, que tout ça, c'est mauvais pour les affaires.
- Allez ! Faut pas perdre votre startijenn ! Des crises y en a eu, y en aura encore. Ils sont en train de passer leur colère. Ça va pas durer. Vous savez bien qu'ici il y a toujours de l'exagération pour avoir toujours plus de subventions. A chaque fois, ça marche ! C'est pour ça qu'ils vont tous cet après-midi à Quimper. Ici on prend toujours des airs à pleurer, mais vous savez bien que des sous, ici y en a encore beaucoup !
- Au fond, c'est vous qui avez raison, Monique. Il faut pas se laisser abattre. Tenez, je vais vous raconter une nouvelle histoire que j'ai ramenée de Quimper, mais je vous préviens, elle est bien grasse.
- Ici on n'est pas bégueule, vous savez bien, monsieur Celton.
- Bon ! Toujours est-il que ça se passe autrefois à l'époque des usines de sardines. Eh bien ! Vous savez pourquoi, les ouvrières en ce temps-là, elles portaient pas de culottes ?
La patronne se concentre, cherche la réponse, cale.
- Vous ne trouvez pas ?
- Nann, nann ! Je vois vraiment pas.
- Eh bien, elles portaient pas de culottes pour que les mouches aillent pas sur les sardines !
- Ah ben, celle-là, elle est bonne ! Je la connaissais pas, monsieur Celton. Elle est salée tout de même ! Vous voyez bien que vous avez le moral !
Didrouz qui, l'air absent, n'a pas perdu un mot de la conversation, s'est éloigné. Il s'est mis à feuilleter machinalement les journaux et les revues disposés sur un présentoir. Il entend la patronne glousser. Lui, n'a pas le cœur à rire. Il attrape un exemplaire du Pays et dépose, bien alignées, les quatre pièces d'un franc sur le comptoir en faisant volontairement tinter la monnaie. La patronne n'a pas bougé et elle continue à boire les paroles du représentant, tout en lui servant un ballon de blanc. Quelques nouvelles minutes s'écoulent encore et la femme se décide enfin à abréger sa conversation dans un grand éclat de rire.
Elle se tourne vers Didrouz.
- Qu'est-ce que tu voulais déjà, Ferdinand ? interroge-t-elle en fronçant les sourcils.
- Un aller et retour pour Quimper.
- T'es de sortie aujourd'hui ? C'est peut-être pas le meilleur jour pour aller en ville, tu crois pas ? T'as vu ce qu'ils ont fait hier à l'aéroport et à la gare ? Avec la manif de cet après-midi, c'est sûr qu'il y aura du grabuge ! C'est pourtant pas ton genre Ferdinand d'aller te fourrer dans des mauvais coups !
En guise de réponse à la tenancière trop curieuse, Didrouz se contente de marmonner
- Visite de contrôle, pour ma pension. Obligé d'aller ! Bon. Poent eo din mont kuit!
Il lui faut mentir, pour brouiller les pistes. Katell le lui a dit et redit. "Il vaut mieux que tu ne saches rien. Il y va de ma vie et crois moi, peut-être aussi de la tienne". En écoutant sa cousine parler de la sorte, Didrouz avait senti la faux de l'Ankou passer à un millimètre de sa boîte crânienne, effleurer ses vertèbres cervicales qui forment une bosse à la partie supérieure de son dos et raser ses fesses maigres. Un grand frisson glacé avait secoué son corps déformé. Il s'était raidi pour ne rien laisser paraître à Katell. Celle-ci lui avait demandé de lui rendre un grand service : aller poster une lettre à Quimper. En même temps, elle lui en avait remis une autre en lui recommandant d'un ton mystérieux et laconique : "Planque-la bien, elle pourra te servir s'il m'arrive quelque chose".
Le car ne va pas tarder à arriver. Didrouz est sorti du Ty Mad et s'est planté au bord du trottoir. Il entend un bruit de moteur, le car rétrograde dans le virage à la sortie du pont, freine bruyamment et s'arrête devant le bistrot. Didrouz se présente devant la porte du véhicule où quelques rares personnes se sont parsemées d'un siège à l'autre. Il grimpe les deux marches gainées de caoutchouc en s'appuyant pesamment sur la rambarde, salue le chauffeur d'un vague signe de tête, s'affale sur le premier siège à droite, tout à l'avant du véhicule.
La porte en accordéon se referme dans un chuintement hydraulique, le bus démarre, vibre et accélère dans la montée. A travers le tissu épais de son caban, Didrouz vérifie d'un geste furtif que la lettre que lui a remise Katell est bien là. La seconde enveloppe a rejoint tous ses trésors aquatiques enfermés dans des sacs étanches au fond du vivier à crabes.
A la pensée de ses secrets marins, de son coffre fort immergé, Ferdinand le taciturne ressent une soudaine sensation de vide après les derniers événements. La nuit blanche de l'incendie et toute la journée suivante à se casser la tête pour tenter de défaire un par un les nœuds de son cerveau et comprendre ce qui se passe. Comprendre pourquoi "c'est grave". Chercher et ne pas trouver de réponse. Lui, Didrouz qui d'habitude sait tout, voit tout, a perdu le fil d'Ariane. Didrouz flotte à la surface de sa propre vie comme un bouchon dans le ressac.
Le chauffeur pousse la pédale au plancher pour monter la côte devant le chantier naval, passe le cimetière et prend sa vitesse de croisière. Didrouz déplie le journal qu'il vient d'acheter. Le Pays fait sa une sur un trafic de drogue démantelé à Brest : "Toujours le même cirque. Le monde tourne en rond". En page deux, son regard est attiré par une photo en couleurs. Le document montre une scène d’émeute à la gare de Quimper. Didrouz se précipite sur l’article qui détaille les derniers exploits des marins.


CRISE DE LA PÊCHE, LA COLERE EXPLOSE


Lundi, les marins poussés à bout, ont quitté leurs ports pour engager de violentes actions de commando dans toute la région, notamment à la gare, à l’hypermarché Leclerc de Quimper et à l'aéroport. "Ce n’est qu’un début" ont prévenu les responsables de S.O.S Pêche”. Si des mesures d'aide d'urgence ne sont pas prises immédiatement par le gouvernement, on peut donc s’attendre au pire lors de la manifestation prévue aujourd'hui à Quimper.

Après la réunion qui a rassemblé samedi à Pors Meur près de 400 marins, les troupes de S.O.S Pêche n'ont pas traîné à passer à l'action et rien ne semble pouvoir les arrêter tant que le gouvernement et les élus joueront aux abonnés absents.
Le chaudron est en ébullition sur les ports. Acculés aux solutions de désespoir, les marins se sont très vite organisés en commandos de choc pour se livrer à des actions ponctuelles spectaculaires dans tout les sud du département. Dès 6 heures du matin, ils ont mis le feu à des pneus qu’ils avaient déversés dans les carrefours et sur les giratoires d’accès à Quimper, bloquant la circulation pendant plus de deux heures.
Les pneus disposés sur les voies ont été arrosés de mazout et brûlés, méthode simple mais efficace qui a été aussi utilisée aux entrées et sorties des bourgs voisins. Les marins ont profité des embouteillages pour distribuer des tracts aux automobilistes. Les réactions de ces derniers ont été mitigées, des “coups de gueule” ont souvent été échangés sans que toutefois l'on en vienne aux mains.
Selon la même tactique de commando et dans le même temps, 120 marins environ ainsi que des femmes se trouvaient à la gare avec des camions. Ils ont déversé deux tonnes de maquereaux et d’encornets dans le hall, les quais et sur les voies dans le but d'empêcher le départ du T.G.V. de 6 h 43 et l’arrivée du train en provenance de Paris.
En quelques minutes, ils ont transformé la gare en champ de bataille, jetant du poisson dans tous les sens et mettant le feu à des palettes tandis que les voyageurs assistaient effarés à l’attaque. “On fait comme les paysans, puisque c’est le seul moyen de se faire entendre ! Jamais on n’a fait tout ça, faut croire qu’on est à bout, non ?” a crié, agressif un jeune marin. “On nous oblige a devenir des bêtes sauvages !” a surenchéri un marin plus âgé.


Soutien des cheminots

Des cheminots qui regardaient passivement le saccage de la gare commentaient : “Ils ont raison de faire ça si c’est le seul moyen pour eux de gagner leur vie. On est solidaires“.
Tandis que les feux brûlaient entre les rails, les femmes de marins brandissaient des banderoles destinées aux voyageurs. Le chef de gare se débattait dans la cohue
manifestement débordé par les événements et demandait aux marins d’éteindre les feux et de dégager la voie. “Vous risquez votre vie si vous restez entre les rails". Peine perdue. A 8 h 20, le train rentrait à Quimper mais s’arrêtait un kilomètre avant la gare. En guise de dernier baroud, les marins s'en sont pris aux bacs à ordures de l’avenue de la gare, déversant leur contenu sur la chaussée, les arrosant d'essence et y mettant le feu.
Sur le chemin du retour, le commando a fait une visite surprise à l’hypermarché Leclerc. Après une discussion violente avec le directeur de l’établissement, ils ont “visité” le rayon surgelés qu’ils ont entièrement vidé. Les cartons de colins d’Alaska, saumons du Pacifique et autres merlus argentins ont été jetés à terre et piétinés, tandis que les marins ont interpellé les clients du magasin : “Achetez breton, si vous voulez que la région survive”. “Mon mari est au chômage ; sa boîte licencie à cause de la mondialisation, je vous comprends et je vous soutiens” a lancé une cliente.
Si les actions sont volontairement spectaculaires, il ne fait pas de doute que les dirigeants de S.O.S Pêche maîtrisent parfaitement leurs troupes. "Si rien ne vient immédiatement du gouvernement, nous sommes déterminés à montrer que rien ne nous arrêtera" nous ont déclaré les responsables du mouvement.
Une manifestation d'envergure est du reste, annoncée pour cet après-midi à Quimper. Les services de la préfecture font savoir que la circulation sera bouclée dans le centre ville dès 11 heures et que d'importantes forces de l'ordre sont prévues pour empêcher les débordements
.
GermainKeller


Tout en poursuivant la lecture de l'article, Didrouz ne peut s'empêcher de se dire que Katell n'a pas choisi le meilleur jour pour l'envoyer poster cette fameuse enveloppe blanche, format vingt-deux sur onze, pré-timbrée adressé à

Monsieur Georges Dubuisson
S.A Octopia
140, rue de la Faisanderie
75016 Paris

Qui est cet homme ? D'ailleurs, pourquoi n'est-elle pas allée elle-même poster sa lettre ? Au fait, pourquoi ? Encore une question sans réponse. "Sûr que les choses sont graves". Elles sont beaucoup plus graves que tout ce que Ferdinand peut imaginer car il se pourrait bien que la poche intérieure de son vieux vêtement contienne un billet gagnant pour un voyage dans l'au-delà au nom de sa chère et belle cousine.
Tandis que le car ralentit en atteignant un rond point où des hommes vêtus de combinaisons orange chargent dans un camion des carcasses de pneus calcinés, Didrouz saisi à nouveau par l'inquiétude, interrompt la lecture de son journal. Il incline sa tête en arrière, se cale sur l'appui-tête et ferme les yeux. Il se concentre sur la manière dont il va mener à bien sa mission : "J'arriverai à Quimper vers dix heures et demi.. Pourvu que le centre ville ne soit pas encore bouclé. Je descendrai à l'arrêt de la cathédrale, c'est à deux pas de la poste. Je ne glisserai pas la lettre dans la boîte qui donne sur le boulevard de peur que quelqu’un me voie. Je rentrerai dans le hall de la poste et là, je jetterai discrètement l'enveloppe dans la boîte. Dès que je me serai débarrassé de la lettre, tout ira mieux. Katell pourra être contente de moi. Après j'irai manger un morceau ".
Ferdinand se voit déjà attablé au Grand Café face à la préfecture. Là, il sera aux premières loges pour appréhender la situation. Dès que la manifestation se mettra en route, il ira se fondre dans la foule comme si de rien n'était.
Didrouz n'avait pas pris la mesure de la situation, car dès son arrivée à Quimper, il se rend compte que la ville est quasiment en état de siège. Des colonnes de cars de C.R.S. stationnent dans le centre ville, aux abords de la préfecture. Il règne dans la ville une atmosphère étrange, un silence inquiétant. Tous les commerces sont fermés et le Grand Café a baissé ses rideaux de fer. Après avait déposé son enveloppe comme prévu dans la boîte aux lettres de la poste, Didrouz déambule le ventre vide le long des quais, ne sachant quoi faire. Il croise quelques habitants qui se hâtent de rentrer chez eux.
Didrouz décide de rejoindre le champ de foire, sur les hauteurs de la ville, là où a lieu le rassemblement des manifestants. En chemin, il tombe sur deux hommes qui sortent d'une camionnette portant sur les portières le logo de M6 . Il reconnaît la chaîne de télé sur laquelle il regarde, de temps en temps, des films érotiques tard le dimanche soir, quand sa mère est couchée.
- Alors Coco, t'es prêt ? interroge le reporter.
- C’est bon, moteur. On y va ! lui répond son collègue.
Vêtus de combinaisons à l'allure militaire, le reporter de la télé et son cameraman arborent tout l'arsenal des correspondants de guerre. Ne manquent que les casques kakis. Les deux baroudeurs coutumiers de théâtres d'opération plus prestigieux avaient pourtant fait la grimace quand ils avaient reçu leur feuille de route pour le far ouest. Mais le patron de la rédaction avait su les motiver : "Il va y avoir du grabuge ! Vous verrez ce ne sera pas du travail de bonnes sœurs !". Le chef qui avait flairé le coup, s'était dit : "Les agences crachent depuis trois jours des dépêches sur les marins-pêcheurs. Il va falloir gratter plus profond par là-bas. Anticipons et engrangeons un maximum d'images et de son en direct sur cette fameuse crise de la pêche. On prendra une longueur d'avance".
Didrouz, comme fasciné, suit les deux hommes. Une foule dense s'est massée sur l'ancienne place du marché aux bestiaux. Moteur ! Le cameraman balaie la foule de l’œil électronique de sa Betacam, tandis que le reporter accroché à son bras pour ne pas que la foule les sépare, commente d'une voix âpre et hachée :
"Le champ de foire de Quimper est bien trop exigu pour contenir l'équipe de Bretagne des pêches et ses supporters venus prendre leur revanche. Les cars des manifestants transformés en arsenaux ambulants déversent leurs palanquées de chair en colère. Au milieu du terrain, des hommes et des femmes prêts à en découdre. Leur colère va éclater...
Ils sont pour le moment silencieux, tous ces gens de la côte, mais on peut entendre leurs pensées . Ils se disent sans doute : " Si tu commences la lutte, il faut gagner, coûte que coûte, il faut gagner... A n'importe quel prix."
Travelling, la caméra passe de visage en visage avant de se fixer sur la face tannée d'un marin d'une trentaine d'années. Zoom arrière et de nouveau gros plan : l'homme est armé d'un gourdin. La parole du reporter emportée par son propre flot reste comme suspendue, puis elle interroge avec une familiarité qui sent l'artifice.
- Manifestement vous ne venez pas ici pour vous balader, hein ?
Le reporter approche son micro de la bouche du marin qui le saisit d'un geste brusque.
- A çà, c'est sûr. Nous, on vient ici pour combattre.
- Combattre qui ? Les forces de l'ordre ?
- Les importations sauvages, les frontières grandes ouvertes comme la gueule de nos chaluts. Combattre les pingouins qui nous gouvernent et les branquignols qu'on a élus et qui s'en branlent.
Le reporter a vite repris possession de son micro et le tandem télévisuel se faufile un peu plus loin parmi la foule. Le commentateur, avec l'automatisme d'un jouet que l'on remonte poursuit son récit en direct.
"En attendant le signal du départ, on se rassemble entre gens du même port. On parle métier, on parle des prix qui se cassent la gueule, on injurie Bruxelles et Paris. Tous ces hommes oubliés, marginalisés forment une troupe errante que le moindre trébuchement peut précipiter dans les abîmes de la violence...".
Didrouz essaye de suivre les deux journalistes, mais très vite ceux-ci sont absorbés par la foule.
"Il est 11 heures 30. Les troupes sont prêtes. Après les conciliabules des chefs et quelques discours musclés des orateurs de S.O.S Pêche, l'interminable colonne des manifestants descend vers le centre ville brandissant des banderoles. La pêche bretonne entame sa longue marche vers l'histoire ", déclame le reporter emporté par l'ivresse de sa propre voix autant que par la masse des manifestants. Didrouz a été aspiré par la marée humaine qui dévale les rues avec le rythme lent mais inexorable d'une coulée de lave en fusion.
"Combien sont-ils à envahir les rues historiques de Quimper, noircissant les quais, le long de la rivière où sont jetés de puissants fumigènes qui ne tardent pas à envelopper le centre ville d'une brume épaisse et rougeâtre ? Ils sont dix mille, quinze mille ? La foule est impressionnante. Du jamais vu à Quimper en tous cas, même pendant les manifestations des agriculteurs qui sont pourtant monnaie courante ici... Ils sont venus, ils sont tous là, pour opposer leur volonté d'hommes libres au mépris que leur adresse le pouvoir. Oui, du mépris... Ce pouvoir symbolisé par la préfecture, une bâtisse massive et austère, dont les abords sont hérissés de gendarmes mobiles... Ambiance terriblement tendue... Un groupe de femmes veut faire céder la haie d'hommes cuirassés et casqués pour déposer des couronnes mortuaires devant la porte d'honneur de la préfecture. Elles sont repoussées sans ménagement. Les couronnes sont jetées dans la rivière. On peut lire ce qui est écrit sur les rubans "A la pêche qui coule, regrets éternels". Un groupe de manifestants essaye de forcer un barrage... Jets de canettes de bière, de bouteilles... Aïe, aïe, aïe, ça risque de faire mal car les marins du premier rang veulent aller à l’assaut. Pour tâter le terrain ils lancent des oeufs sur les boucliers, puis des bouteilles de bière. Des lance-pierres font leur apparition. C'est un face à face crispé entre les manifestants et la police... Cela va être très très chaud ! ! ".
Après quarante-cinq minutes de face à face, ordre est donné aux C.R.S. de lancer des grenades lacrymogènes en direction des manifestants. Le commentateur de la télé poursuit, à bout de souffle.
"L'affrontement infernal commence. Les manifestants répondent par des pavés, des pierres, des billes d'acier. Et puis, voilà que font leur apparition des armes plus meurtrières, les fusées de détresse et les fusées lance-amarres. Des vraies armes de guerre que ces fusées lance-amarres. Une détonation.. Je vois un C.R.S. à terre... Il saigne, je m'approche... Laissez passer, c'est pour M6, c'est la télé… Le C.R.S. a la jambe brûlée, l'os est apparent... Il hurle... Il est évacué... Nous assistons à des scènes inimaginables... Qu'en pensez-vous, Monsieur ?
Je n'ai pas vu ça depuis la Guerre. C'est épouvantable ! C’était le témoignage en direct d’un vieil homme qui s'est laissé emporter malgré lui dans la manifestation. Une manifestation qui s'est désormais muée en insurrection".
Les affrontements dureront des heures, jusqu'au soir. On dénombrera de nombreux blessés de part et d’autre. Dans la nuit, un début d'incendie sera repéré et éteint à temps dans les combles de la préfecture. La cause très probable : les nombreuses fusées de détresse tombées sur le toit pendant la manifestation.


Chapitre XVIII


Vendredi

Pors Meur l'été, ça pourrait être comme une carte postale : la mer, les bateaux, les mouettes. Avec en arrière plan, toutes les petites maisons blanches serrées les unes contre les autres. Une carte postale un peu chromo, assez vieillotte même, style souvenirs de vacances : "Tout va bien, on vous embrasse". Une carte postale ou une photo Polaroïd, mais avec beaucoup de soleil alors - la plage, un groupe d'enfants posant devant un château de sable que la marée détruirait -, souvenir de vacances, souvenir d'enfance.
Telle avait été la première impression, lors de son arrivée quelques heures plus tôt, de Jean, tueur de l'apocalypse, thuriféraire de la Mafia, bedeau du crime, surnommé D.C.A, autrement formulé : Décès Certifié Authentique. Son enfance lui était revenue comme le ressac qui charrie coquillages, goémons, bois flottés, épaves, lais et relais de la mer. Les souvenirs s'échouent aussi, toujours.
Il était arrivé en fin d'après-midi à l'hôtel de la plage. Il avait réservé sa chambre par téléphone avec vue sur la mer. Il s'était reposé jusqu'à l'heure du dîner. Son dernier contrat avait été assez acrobatique. L'homme à abattre, P.D.G d'une banque d’affaires qui n'avait plus la conscience tranquille depuis quelques temps, avait pris un luxe de précautions pour essayer de se protéger. Il s'était réfugié au soixante-seizième et dernier étage d'un building, dans un appartement uniquement accessible par ascenseur privé. Mais le banquier avait un point faible, sa maîtresse. Dommage pour la fille...
- Langoustine, mayo et un bar au fenouil. Avec une bouteille de saumur champigny. Frais le saumur !
La serveuse, chemisier blanc et jupe noire années cinquante, lui renvoie un sourire mi-condescendant, mi-agacé. "C'est pas avec toi que je déferai le lit" se dit D.C.A en la regardant s'éloigner. Ce soir, il part sur les traces de ceux qui ont incendié la conserverie dans laquelle Angelo Turturo, l'un des caïds de la Mafia a placé quelques millions de francs.


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Tout avait commencé la veille, lors d'un bref séjour à Paris de Turturo. Ce dernier était en train de prendre son petit déjeuner dans sa suite d'un grand hôtel lorsqu'en feuilletant machinalement le journal qui accompagnait le plateau, une vingtaine de lignes chapeautées d'un titre « Pêcheurs bretons, colère à Pors Meur » avait accroché son regard. Angelo avait ainsi, non seulement appris le mécontentement des pêcheurs, mais surtout l'incendie de la conserverie.
- Pors Meur ? Mais j'ai du fric là-bas, qu'est-ce que c'est que ce bordel ! s'était-il exclamé en fronçant ses épais sourcils de parrain palermitain.
Deux ans auparavant, par l'intermédiaire d'un banquier de Lugano, Turturo avait eu l'occasion de blanchir une partie de l'argent de la drogue recueilli sur le territoire français en investissant dans la branche produits de la mer d'un groupe agroalimentaire, Octopia. Un certain Dubuisson lui avait alors été présenté comme un chef d'industrie qui l'avait convaincu de la bonne santé financière de son groupe. Le Sicilien y avait investi plus de cinq cents millions de francs. Ensemble, ils avaient monté des sociétés gigognes pour permettre des transferts de fonds successifs en toute légalité. Autant dire qu'Angelo Turturo, natif du quartier de l'église Martorana - l'église du tourment - s'était étranglé à la fin de la lecture du journal. Il avait relu une deuxième fois l'article. L'information venait de l'A.F.P. Il vérifia la date de l'incendie.
- Quoi ! Deux jours ! Et Dubuisson ne m'a pas prévenu ! Qu'est-ce que c'est que cette salade ? L'usine incendiée ! Et mon fric alors ?


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Dans la salle à manger de l'hôtel, D.C.A s'apprête à déguster les crustacés avant d'apporter des réponses en actes aux angoisses financières de Turturo. La jupe année cinquante et le chemisier naphtaline rappliquent.
- V'la les langoustines toutes fraîches, pêchées de la journée et la bouteille de chablis.
- Non, saumur champigny, rectifie D.C.A qui connaît l'arnaque par cœur : un vin substitué avec un prix deux fois plus élevé.
- Y a plus, lâche la serveuse d'un ton las.
- Alors chablis, mais sur le compte du patron.
- Y'sera pas d'accord.
- Dites-lui que je veux le voir.
D.C.A était descendu le matin même à l'hôtel sous le nom d'emprunt de Syriaque Cioreff, avec une couverture de circonstance - vu les événements qui secouaient le pays -, journaliste free lance.
- Ah ! Vous venez comme les autres pour la crise de la pêche ? avait interrogé Gégé, le patron de l'hôtel, lorsque D.C.A lui avait demandé sa clé à la réception.
Encore un costaud, Gégé, avec des épaules de bœuf charolais, un visage de bouddha, la sagesse en moins et des yeux dont on ne sait pas de la couleur, parce que personne ne se rappelle, un jour, avoir croisé son regard toujours fuyant. D'emblée le patron avait provoqué l'antipathie de D.C.A. Hâbleur, démago, sûrement trafiquant à la petite semaine, Gégé était une toute petite pointure qui avait d'emblée voulu escroquer D.C.A en lui imposant un supplément pour la vue sur mer.
- La crise de la pêche, oui, bien sûr. Et je voudrais prendre les choses par le commencement. On m'a parlé de l'incendie de l'usine. Ça aurait commencé comme cela paraît-il ? avait demandé D.C.A
Gégé lui avait répondu en lui tendant la clé de sa chambre.
- Vous savez, on dit beaucoup de choses. Mais c'est trop facile de coller ça sur le dos des pêcheurs.
- Justement , je voudrais rencontrer quelques uns de ces pêcheurs pour faire le point.
- Après les événements de Quimper, ils se font très discrets.
- Ils, c'est qui ?
- Youenn et sa bande, bien sûr. Dis donc, vous débarquez. Y'a certains de vos collègues qui ont une longueur d'avance !
D.C.A n'avait pas apprécié la remarque.
- Peut-être, mais moi, je paye mes informateurs.
Le tueur avait sorti de la poche arrière de son jean trois billets de cinq cents francs.
Médusé, Gégé, plus habitué à ce que les journalistes lui négocient la pension complète au prix de la demie, avait émis une hypothèse.
- Vous travaillez pour un journal étranger ?
- En quelque sorte, si vous voulez... Alors Youenn et sa bande ?
- Ben... Au Las Vegas... Y'a des chances que vous les trouviez là, mais vous savez, les gars d'ici, vous pensez si je les connais. Leurs femmes travaillent à la conserverie. Je ne vois pas pourquoi ils y auraient mis le feu.

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Les langoustines sont mangeables, juste un peu trop cuites. D.C.A décortique méticuleusement les bestioles rose pâle, détache l'abdomen du thorax, arrache le premier anneau de la carapace et tire sur la chair d'un geste sec. En connaisseur, il suce le jus brun et gluant qui s'écoule du thorax, casse délicatement les pinces par le milieu en veillant bien à ne pas rompre complètement le membre du crustacé pour pouvoir récupérer les quelques milligrammes de muscle entourant une sorte de plume transparente. La patience, c'est une de ses qualités. Il y a une bonne dizaine d'hommes dans la salle à manger à manger, chacun seul à une table. Des voyageurs de commerce pour la plupart. Les autres journalistes dont Gégé lui a signalé la présence courent l'événement. Dans les boiseries peintes sont enchâssés de grands miroirs qui ont pour vocation d'élargir l'espace. De cent couverts que peut contenir la salle, on passe soudain à l'infini. L'infini à portée de ces générations d'endimanchés qui sont venus en famille déjeuner à l'hôtel de la plage. La grosse nappe en coton damassé, les couverts plaqué argent et les assiettes bien remplies, histoire d'en avoir pour son fric. Quantité à défaut de qualité. Dans le miroir qui lui fait face, le visage du faux journaliste se reflète comme dans la vitre d'un Photomaton. Des cheveux poivre et sel, le teint mat, la quarantaine, l'ensemble cependant séduisant, une allure de bourlingueur, sec et tout en tension, bref une gueule de second rôle dans un film d'action.
Sa mâchoire broie la chair des langoustines comme les madeleines de Proust. Pas de souvenir pourtant. Son existence est toujours tendue en avant, vers l'exécution parfaite du contrat en cours. Le jeu des miroirs happe son image et éparpille sa vie en une mosaïque de missions toujours réussies jusqu'ici.

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Angelo Turturo avait donc appelé D.C.A. L'usine avait été incendiée, l'instinct du Sicilien lui dictait qu'il avait été trahi par Dubuisson. Avant de lui régler définitivement son compte, Turturo avait voulu s'assurer que son hypothèse était la bonne. Du journal, il avait fait une boule compacte qu'il avait envoyé valser rageusement sur la moquette du palace, puis il avait hurlé assez fort pour que les deux gardes du corps déboulent de la chambre voisine, armes au poing, couvrant de la ligne de mire de leurs Beretta 92 Combat, tous les angles possibles de tir pour protéger leur boss. Aucun ennemi en vue pourtant.
- Présents, patron. Qu'est ce qui ne va pas ?
- La sardinerie a brûlé.
- Quelle sardinerie ? avait interrogé Marcello, l'un des porte-flingue qui n'était visiblement pas au courant des investissements de son employeur dans la conserve.
Angelo Turturo était furieux. Il arpentait la chambre aux lambris Louis XV comme un lion dans une cage dorée. Il avait esquissé un scénario selon lequel, pour des raisons qu'il ignorait encore, Dubuisson l'avait doublé. Autrement, il m'aurait appelé, ce con ! avait supputé Turturo. Cinq cents millions, l'affaire était trop grave. Sur ce coup là, j'appelle D.C.A
- O.K, Monsieur Turturo, je marche pour deux cent mille francs tous frais payés, avait répondu D.C.A deux heures plus tard.
Qu'importe si D.C.A c'était une bombe atomique en réponse à une contravention pour stationnement interdit, le Sicilien voulait sa revanche. Le lendemain, D.C.A avait débarqué à Pors Meur. Il avait mis cinq heures pour descendre. Il n'avait pas payé l'autoroute, des marins-pêcheurs laissaient passer gratuitement les voitures. Avant d'arriver au port, il avait bifurqué vers l'usine, histoire de voir la sardinerie de Turturo. Foutue ! Tel était le seul constat qui s'imposait à la vue de cet amas ressemblant à un mille feuilles carbonisé. La pluie qui redoublait avait délavé la pâtisserie industrielle. L'ambiance était à la Van Gogh, celle de ses premiers tableaux flamands, quasi crépusculaires.

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- A midi, on fait repas ouvrier. C'est plus rempli le soir : quelques représentants et puis un certain nombre de vos collègues depuis deux jours, avait précisé le taulier. D.C.A regarde son reflet dans le miroir. Une nouvelle fois, il fait la constatation que son pire ennemi, c'est lui-même. Son seul et irrémédiable ennemi. On s'emporte toujours avec soi, tandis que les autres, c'est facile, il n'y a qu'à les tuer.
Le bar au fenouil accompagné de pommes vapeur cuites à point est plus que mangeable. Un bon point pour le cuisinier qu'il entend gueuler de temps en temps. Le chablis est aussi à la bonne température. Bref, tout semble aller pour le mieux dans le meilleur des mondes. D.C.A se détend. Il se dit que son boulot est un bon créneau. Avant que la crise n'atteigne les tueurs à gages, les gouvernements seront défaits et l'anarchie régnera, perspective qui n'est pas pour lui déplaire. Il lui arrive d'ailleurs d'avoir des contrats sur des politiciens et c'est le genre de mission qu'il aime, parce que c'est difficile. Mais surtout parce qu'à chaque fois qu'il en tient un dans sa ligne de mire, il est convaincu de faire œuvre de salut public. C'est sa manière à lui de participer à la démocratie, au renouvellement des élites.
A travers la porte-fenêtre qui sépare la salle à manger du bar, D.C.A regarde Gégé servir quelques clients. Après la crème brûlée et le café, le tenancier vient le rejoindre, une bouteille de cognac coincée sous l'aisselle.
- O.K pour la bouteille de chablis, c'est pour moi ! annonce-t-il beau joueur. Et en prime je vous offre le digestif.
Les deux verres se remplissent de la belle couleur tabac de l'alcool.
- J'ai eu tout à l'heure confirmation que Youenn serait au Las Vegas. Il ne s'y montre plus beaucoup, prudence oblige. Vous avez de la chance. Youenn vous expliquera que c'est pas eux qui ont fait le coup.
- Alors qui ?
- Vous savez, depuis quelques mois il se passe des choses bizarres du côté de l'usine, c'est comme...
Gégé est coupé dans ses révélations par la serveuse qui pointe le bout de son tablier, toute excitée.
- Monsieur, il y a un couple qui vient d'arriver à l'improviste. Ils veulent une chambre. Mais ils ont un chien.
- Un clébard pas question, ça pisse partout, ça aboie. Je ne veux pas de ces bestioles chez moi !
Devant l'air impuissant de la serveuse, Gégé se voit contraint d'intervenir lui même contre cette tentative d'invasion canine. Il vide son verre d'un trait.
- C’est pas possible ! Il faut tout faire ici. Je vous laisse la bouteille, yec'hed mad !
D.C.A décline la proposition et se lève à son tour.
- Je vais me balader.
Soudain du côté de la réception, une voix hystérique s'élève:
- Mais puisque je vous dis que Kiki est propre !
- Faut que j'y aille, ajoute Gégé à regrets, le Kiki et ses connards de maîtres sont capables de me bouffer ma serveuse. Ça serait dommage, au pieu c'est une sacrée affaire ! Si ça vous dit, je peux vous l'envoyer cette nuit.
- Ah ! Non, merci.


Chapitre XIX


C'est l'heure ou les travestis vont se rhabiller, le moment où la fièvre industrieuse s'est déjà emparée de la ville, chassant les délires moites de la nuit. Matin de février, le long des avenues glacées du bois de Boulogne. Une brume diffuse s'accroche aux arbres dénudés, les rares piétons semblent pétrifiés dans leur marche.
- Victor, qu'est-ce qui se passe ? Tu fais la gueule ou quoi ? interroge le patron d'Octopia.
- La gueule ? Et pourquoi donc ? répond le chauffeur de la Mercedes de fonction, carrosserie bleu marine foncé, intérieur cuir assorti.
- T'as pas ouvert le bec depuis Neuilly ! Qu'est-ce qui cloche ?
- Seulement un peu fatigué, président.
- Fatigué ? Tiens donc, un athlète comme toi !
- Ben oui ! Mes vingt ans sont loin derrière...Tous ces voyages, rouler de nuit, les missions... Ça fatigue la carcasse. C'est sans doute le signe que je me fais vieux, président !
- Allez, allez ! Faut pas te laisser aller Victor ! On en a vu d'autres depuis le temps qu'on bosse ensemble, reprend Dubuisson, familier. Tiens, allume-moi la radio !
Victor appuie sur la touche de l'autoradio.
-"Le CAC 40 a encore pris du plomb dans l'aile"..., "le C.N.P.F approuve le programme de la droite...", "La polémique se développe sur la vente d'Adidas...", "La Poste est une nouvelle fois en grève...", "La Grande-Bretagne vient de passer le cap des trois millions de chômeurs...", "Les cours du poisson continuent leur descente aux enfers...".
- Le poisson ! Alors là, je m'en tamponne, Victor, c'est plus mon problème. Partie en fumée, volatilisée l’usine de Pors Meur ! Tchao les emmerdements ! Je ne perdrai plus de fric maintenant que toutes les sardines sont carbonisées ! Avec l'emplacement, je vais me faire un bon petit pactole et basta ! Je l'ai bien doublé, le vieux de Palerme !
Malgré ce satisfecit que le P.D.G d'Octopia s'attribue à lui-même, Victor sent Dubuisson tendu. Le patron de la conservation par le froid et la chaleur de toutes denrées alimentaires est défraîchi et sur les nerfs. Il vient de passer la nuit dans un appartement de Neuilly où avec quelques amis triés sur le volet, ils ont pu disposer à leur guise d'une demi-douzaine de tendres et pâles beautés, essentiellement mineures, négociées dans quelque pays de l'Est. Cette nuit, malgré un appareillage sadomasochiste particulièrement raffiné, le cœur de l'orgueilleux Georges n'y était pas, le sexe non plus. Du reste, ce type de panne - sèche - lui arrive de plus en plus fréquemment. Il est inquiet. Rien ne fonctionne plus comme il faut. Heureusement, il reste le fidèle Victor, son homme de confiance. Dans les couloirs d'Octopia, on murmure que c'est un ancien artificier de la Marine, que ses liens avec Dubuisson sont indestructibles, mais personne ne sait au juste la vérité.
La Mercedes freine brusquement et s'arrête devant le portail de l'hôtel particulier de la rue de la Faisanderie. Dubuisson sort prestement de l'automobile, tandis que Victor redémarre au volant de la voiture. Dubuisson fait un imperceptible signe au portier en livrée qui s'est précipité en entendant la voiture, traverse le hall et gravit l'escalier pour rejoindre son domaine dans les étages. Jeanne, sa secrétaire, une femme entre deux âges, se présente dans l'encadrement de la porte, comme au garde à vous, le courrier à la main.
- Bonjour monsieur !
- Bonjour Jeanne. Posez-moi tout ça sur le bureau et faite moi un café bien serré.
- Tout de suite, monsieur.
Une pile d'enveloppes s'étale devant Dubuisson qui les dépouille une à une. Son attention est tout à coup attirée par un cachet qui représente les deux flèches d’une cathédrale. Le courrier vient de Quimper. Il ouvre l’enveloppe, retire la lettre et se met à la parcourir. Au fur et à mesure de la lecture, ses traits se figent, sa respiration s'accélère. Dubuisson s'enfonce un peu plus dans son fauteuil, comme plein de lassitude.
- Jeanne ? Alors ce café, c'est pour aujourd'hui ou pour demain ?
Dubuisson se redresse et se compose un visage présentable. Ne jamais montrer ses faiblesses. La secrétaire arrive un plateau à la main. Dubuissson avale le liquide brûlant, relit la lettre, la glisse dans sa poche, serre les poings et se rend à contrecœur dans la salle de réunion.
Inutile de dire que le patron du groupe Octopia est d'une humeur massacrante lorsqu'il entre dans la pièce où il a convoqué le comité de direction. L'insupportable protectionnisme des États-Unis, les catastrophiques distorsions de concurrence à l'intérieur de l'Union européenne entraînant, pour les six derniers mois, l'écroulement de trente pour cent des parts de marché sur l'Espagne, l'enquête des services fiscaux à l'intérieur du groupe Octopia, quelques bourdes de ses cadres font l'ordinaire d'un ordre du jour vite expédié. Pour signifier, en conclusion de la réunion, le mépris qu’il porte à ses collaborateurs, Dubuisson lance, laconique :
"La cour, en conseillers foisonne,
est-il besoin d'exécuter, on ne rencontre plus personne".
Ce n'est pas par hasard si cette phrase lui est venue à l'esprit. Exécuter... Il vient coup sur coup de faire exploser Kervella, ce valet qui en savait trop et qui aurait bien fini par lui causer des ennuis ; il s'était déplacé en personne à Pors Meur pour superviser la mise à feu par Victor de l'usine. Il avait ainsi mis un terme définitif à son ultime aventure industrielle dans le poisson. Sous les cendres encore fumantes, il lui restait un terrain superbement placé en bord de mer pour bâtir un complexe touristique et réaliser une juteuse spéculation. Mais avant de réaliser ses projets lucratifs, il fallait de toute urgence se débarrasser de l'imbécile qui s'amusait à le faire chanter. Cette entourloupe là, Georges Dubuisson ne l'avait pas prévue. "Saloperie ! avait-il lancé en lisant la lettre postée de Quimper. Qui joue au chat et à la souris avec moi ? Ma parole, cette Bretagne est endiablée !
Pendant toute la durée du conseil d'administration, son esprit a carburé, moulinant toutes les combinaisons possibles et imaginables. "Mais qui donc ose bien me défier ? Seul Kervella pouvait être en possession des éléments pour faire un chantage pareil. Or, Kervella est mort et d'éventuelles preuves volatilisées. Alors qui ?".
Après le conseil, le P.D.G s'est vite retiré dans son bureau et s'écroule au fond de son siège. Il se fait servir un nouveau café qu'il renverse maladroitement sur le sous-main, jure, puis ordonne à Jeanne de lui rapporter une nouvelle tasse..
Dubuisson est hors de lui. Brusquement, il décroche son téléphone.
- Allô Victor ! Allô ? Allô ? J'entends mal...
- Moi je vous entends très bien, président.
- Voilà, ça va mieux. Où es-tu ?
- Avenue Foch, je viens de porter l'argent à la banque et puis...
Dubuisson lui coupe la parole.
- D'accord ! D'accord ! C'est bon. Mais il y a changement de programme pour toi Victor. Désolé, mais tu vas devoir bosser dimanche. Fatigue ou pas, faudra que tu assures, mon vieux ! Demain, tu descends à Toulon comme prévu, tu relèves les compteurs et dès que tout est réglé, il faudra que tu remontes immédiatement en Bretagne. Il est impératif que tu soies dimanche matin à pied d'œuvre.
- Retourner dans ce patelin ? Mais pour quoi faire ?
-Y a là-bas, quelqu'un qu'il va falloir me rayer de la carte en vitesse. Le problème, c'est que je ne sais pas qui. Reviens me prendre, on va déjeuner ensemble et je t'expliquerai.


Chapitre XX



Jacques de Brézeuil a quasiment bouclé son périple en Chine ou plus exactement l'itinéraire qui doit le conduire de Pékin vers la Grande Muraille. Le Guide Bleu l'a fait passer par l'ancienne ville fortifiée de Changping, puis par celle de Nankou. Soixante-quinze kilomètres plus loin, il arrive au pied du Long mur des dix mille li. Ce nombre signifie, en chinois, l'incommensurable.
Brézeuil s'attarde sur l'extrait d'un poème de Chen Fu : "Pour les sables froids du désert, j'ai quitté la route des passes ; Les chameaux gémissent la nuit sur leurs vieux jours dans les brumes jaunes. L'oie qui passe, d'un cri, réveille l'immensité du vide", lorsque la nouvelle lui est annoncée par Noémie. Son bolide a été repeint pendant la nuit par un commando de pêcheurs qui a agi dans la plus grande discrétion. L'incommensurable et l'immensité du vide sont atteints lorsque Noémie lui précise que les pêcheurs ont rempli de poissons le véhicule. En hurlant, Brézeuil descend au garage. Le rideau d'acier a été forcé. C'est l'agent de service qui a découvert le carnage. Le sous-sol est couvert d'un épais tapis de poissons comme la dernière fois.
Un hurlement qui vient du bas ventre, qui remonte avec le petit déjeuner, brûle sa gorge. Arghhhhhhhhhhhh. Il crie. Il le faut. Il ne peut contenir sa colère. Tout cela dégueule de sa bouche. La voiture bariolée de peinture aux couleurs criardes gît portières ouvertes. Du poisson en sort. C'est comme un viol. Les sièges en cuir blanc semblables à des dessous raffinés sont maculés de tripaille et de sang. Un viol, c'est cela. Brézeuil hurle encore. Arghhhhhhhhhhhh. Pas le temps de reprendre sa respiration, le souffle lui manque, il vacille, s'évanouit presque. Noémie qui l'avait suivi le retient avant qu'il ne plonge la tête la première dans le poisson. Elle appelle à l'aide deux hommes pour le remonter dans ses appartements.
L’écœurement submerge Brézeuil, la haine aussi. Alors qu'il s'est montré totalement indifférent aux débordements des pêcheurs, notamment l'insurrection de Quimper, l'agression sur sa voiture lui semble inqualifiable, un cauchemar en somme. Mais la réalité est bien là. Passe encore l'attaque de l'Inspection maritime, mais la voiture, c'en est trop. Le crime ne peut rester impuni. Vengeance. Il faut réagir férocement. Des représailles. "Je vais leur apprendre la civilisation à ces barbares !". Vengeance. Oui, mais comment ?
Il réfléchit. Par qui commencer ? Il y a bien sûr ce meneur de Youenn, mais comment s'y prendre ?"Je ne peux pas le faire arrêter sans motif". Brézeuil regrette le temps des lettres de cachet dont ses ancêtres avaient si souvent usé et abusé. "Il me faut des preuves ou un prétexte plausible... Un prétexte". Pendant qu'il cherche, l'image de sa voiture se juxtapose à celle de l'attaque de la semaine dernière. Juste avant, il était en train d'interroger Didrouz. "Au fait, ce drôle a la réputation de traîner partout et de savoir plein de choses... Mes gendarmes m'ont même rapporté qu'il avait été vu en train de ramasser des détonateurs... Je n'ai pas eu le temps de le questionner sur ce chapitre... Voilà mon prétexte".
Un plan vient de s'élaborer. Brézeuil croit tenir sa vengeance. Il faut faire un exemple, montrer à ces sauvages qu'on ne peut pas faire n'importe quoi et que l'ordre doit régner ici. Convaincu de l'efficacité de sa stratégie, il passe un coup de téléphone à la gendarmerie, qui répond qu'elle va envoyer du monde pour s'occuper de ce Didrouz. Satisfait, Brézeuil appelle son supérieur hiérarchique pour l'informer de l'acte inqualifiable qu'il vient de subir et connaître les conditions dans lesquelles l'administration prendra en charge la remise en état de son véhicule.
- Monsieur le commissaire général, je tiens à vous signaler que la situation est devenue incontrôlable. La tension est à son comble. Il faut que l'ordre républicain soit rétabli à Pors Meur.
- Mon cher ami, vous n'avez pas fait grand chose jusqu'à maintenant pour l'ordre républicain. Vous n'avez pas calmé les pêcheurs. Vous vous êtes terré dans votre appartement depuis l'attaque de vos bureaux, à ce qu’on m’a dit. Vous réagissez bien tard ?
- Il n'est jamais trop tard pour rétablir l'ordre.
- Vous n'allez pas nous faire de votre voiture toute une histoire. Certes, cet incident est regrettable, je vous l'accorde. Mais surtout, ne prenez aucune initiative malheureuse, Brézeuil. Une imprudence de votre part serait impardonnable.
- Ne vous inquiétez pas.
- Mais, qu'entendez-vous par rétablir l'ordre républicain à Pors Meur ?
Brézeuil se met à affabuler pour justifier son stratagème :
- C'est tout simple. D'après des informations qui me sont parvenues, j'ai localisé l'entrepôt où les pêcheurs cachent leur matériel pour faire leurs mauvais coups. Je connais aussi l'identité de leur complice, un dangereux personnage à ce que l'on dit.
- Brézeuil, ne seriez vous pas en train de faire une connerie ? Est-ce bien le rôle de notre administration que de se lancer dans ce que vous appelez une contre offensive républicaine?
- Il faut bien faire quelque chose, monsieur le commissaire général. Cette anarchie n'a que trop duré. De toute façon, c'est parti, avec le concours de la gendarmerie !
- Vous n'êtes qu'un sinistre con, Brézeuil. Je vais vous faire muter.
Le commissaire général, raccroche au nez de son subalterne. Trop rapidement, peut être. Il aurait pu alors entendre un acquiescement accompagné d'un souhait : "En Chine".


Chapitre XXI



Avant de prendre la direction du Las Vegas, D.C.A monte dans sa chambre, vue sur le port, exposition sud. Si D.C.A avait paru accepter au téléphone le principe du supplément pour la vue sur la mer, il n'est toutefois pas dans son intention de céder au racket de Gégé. Les règles du jeu, c'est lui qui les fixe. Voilà pourquoi, il est encore en vie après presque vingt années de métier. S'il ignore encore les règles éventuelles de Pors Meur, il se donne le maximum de chances : un gros calibre dans la ceinture, une dague de combat dans une des nombreuses poches de son imper de chasse huilé.
Ainsi gréé, le voilà fin prêt pour affronter l'atmosphère liquide de ce foutu pays. Il reprend sa voiture de location, une 205 grise. Il fait le tour du bassin où sont amarrés sur quatre rangées les côtiers qui pêchent la langoustine à la journée. Bien que les jetées du port protègent le plan d'eau de la houle d'ouest, les chalutiers ondulent sous les rayons diaphanes des quelques lampadaires. Les amarres rugueuses des bateaux crissent tandis que les coques s'entrechoquent mollement, protégées les unes des autres par de gros pneus de camions. De son faisceau, le phare balaye le bourg qui commence à faire parler de lui comme point névralgique d'une crise présentée comme sans précèdent.
Il gare la Peugeot devant le Las Vegas. Pas moyen de rater le bar et ses deux palmiers en zinc. Il n'est pas loin de vingt et une heures lorsqu'il pousse la porte du bistrot. Il n'y a pas grand monde à cette heure et D.C.A se demande si Gégé ne lui a pas refilé un tuyau percé. A peine entré, le voilà repéré par Vanessa qui croit reconnaître un acteur de cinéma. Elle en fait déborder le petit blanc qu'elle est en train de servir à Didrouz. Celui-ci se retourne et se dit : "Ça, c'est le journaliste qui rodait cet après-midi dans les parages de l'usine ? Oui, c'est lui. Bizarre ! C'est le seul qui s'y soit rendu". D'ailleurs, c'est aussi le seul qui ait posé des questions au sujet de l'incendie, Didrouz tient l'information de Gégé. "C'est sûrement pas un journaliste" en déduit Didrouz. "Mais alors c'est qui ?" se demande-t-il, l'imagination enflammée par la folie des derniers jours. Vanessa, elle, se joue un roman. Il y avait longtemps qu'elle n'a pas fait un aussi large sourire à un homme qui lui demande un Bourbon Schweppes.
- Y'en a pas. Mais du whisky, si ! répond-elle.
- Va pour le whisky, lâche D.C.A qui a vite compris qu'il a le ticket. Je cherche Youenn.
- Il est pas là, répond Jacky, qui est revenu entre temps de l'arrière salle et qui empêche Vanessa de faire l'intéressante. Pourquoi ? Vous voulez le voir ?
- Je suis journaliste. Je fais une série de papiers sur la crise de la pêche.
- Par les temps qui courent, objecte le patron sentencieux, c'est une occupation assez communément partagée.
- Certes, mais je travaille pour des revues, des hebdomadaires qui demandent des articles de fond, lui rétorque D.C.A sur le même ton.
- Vous travaillez pour quels journaux ?
- Étrangers.
D.C.A a flairé la méfiance atavique de tout autochtone à l'égard d'un étranger. Vanessa, pas farouche, elle, met toute la persuasion dans son regard pour attirer celui de l’inconnu. Didrouz, rivé au comptoir, le dévisage aussi et ne perd pas une miette de la conversation. Il avale son petit blanc de travers lorsqu'il entend D.C.A évoquer l'incendie de l'usine.
- L'incendie de l'usine, c'est pas S.O.S Pêche, point final, répond Jacky qui commence à être ulcéré par tous les interrogatoires menés par la flopée de journalistes qui s'est subitement abattue sur Pors Meur.
- C'est ce que tout le monde me dit, mais je préférerais rencontrer Youenn...
- Et d'ailleurs qui vous a donné son nom ?
- Le patron de l'hôtel de la plage.
- Peut pas fermer sa grande gueule celui-là, rétorque Jacky qui fatigué de faire barrage, lâche finalement : je vais voir s'il accepte de vous rencontrer. Bougez-pas !
Jacky se rend dans l'arrière salle. Quelques instants après, il reparaît accompagné de Youenn. Les présentations sont rapides. D.C.A repose sa question.
Youenn martèle.
- C'est pas nous qui avons foutu le feu à l'usine. Faut que ça soit bien clair ! On vous connaît, vous les journalistes, il vous faut du spectaculaire genre Apocalypse Now. Eh bien, faudra vous faire une raison ! Vous pourrez pas commencer votre papier comme ça. Au fait, Jacky m'a dit que vous travaillez pour un journal étranger ?
- Pas seulement pour un journal, plusieurs, étrangers, oui.
D.C.A n'a pas le temps de finir son mensonge.
- Étrangers ? Pas de ces pays qui nous inondent de leur poiscaille d'importation au moins ?
- Non, réplique sèchement D.C.A qui commence à en avoir assez de l'interrogatoire, je travaille pour des canards espagnols.
- Vous avez pourtant pas un nom espagnol ? Ce serait pas un peu russe ? Enfin, ç'est votre affaire... Au fait, les Espagnols, ils étaient nos gros clients, enfin les clients des mareyeurs, avant la crise.
D.C.A saisit la possibilité d'ouverture et reprend l'initiative.
- Justement, je croyais qu'il y avait des intérêts étrangers dans la conserverie de Pors Meur. Italiens, je crois. Ma question, c'était pas pour Apocalypse, mais juste pour comprendre l'enchaînement des faits.
- Comprendre ce qui n'est pas clair, si vous voulez. Mais alors vous avez du boulot sur la planche. C'est vrai qu'il y a des tas de rumeurs. Vous savez comment c'est dans un petit bled. On a dit qu'elle était en faillite, l'usine. Le personnel s'est inquiété, mais les patrons ont donné des garanties aux délégués du personnel avec la bénédiction du préfet et du député.
- Tu parles ! En guise de garanties, ils ont foutu le feu, commente Jacky.
- Ça, c'est ce qui se dit, mais c'est pas prouvé. Y'a que Kervella qui aurait pu expliquer ce qui se passait vraiment. Oui, Kervella. Paix à ses cendres !
- Qui c'est Kervella ?
- Kervella, c'était l'ancien directeur de l'usine. Il a cramé dans l'explosion de sa maison. Tiens, ça fait juste une semaine de ça.
- Eh ! Les amis ? Ça a l'air de carboniser pas mal chez vous, non ? C'est tout de même curieux !
- C'est peut-être ça qui nous a donné des idées, pas vrai Jacky ?
Le rire de Youenn emplit l'espace du café. Un rire qui ricoche sur le miroir derrière le bar, puis sur la nuque de la petite Vanessa à travers ses cheveux qu'elle n'a pas cessé d'agiter devant D.C.A comme une vague promesse de bonheur. Un rire qui tombe dans le verre de Didrouz comme un gros glaçon. Ssspfoufff !! Didrouz a enregistré toute la conversation et il s'inquiète de cet individu beaucoup trop curieux. "D'habitude les journalistes, ça va plutôt de l'avant, ça colle le train aux événements. Alors pourquoi celui-ci, il va à reculons ?".

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Au fil des verres partagés, - Allez, je vous offre une tournée, avait proposé D.C.A. Une, deux, trois, quatre... Whisky pour lui – quelque chose comme de la sympathie s'est instaurée entre le faux reporter et les hommes de S.O.S Pêche. Au départ, Youenn était venu parler juste deux minutes avec le journaliste. Depuis, D.C.A avait eu le privilège d'être admis dans l'arrière-salle.
Cela fait plus de deux heures maintenant, qu'il est attablé avec Youenn, Jacky, Marcel, Jeff, Jean Mich' et quelques autres marins du mouvement. Les chopes de Kronenbourg se vident et se remplissent à un rythme soutenu. Les langues se délient. On en vient à reparler de Kervella.
- Pauvre Francis, quand on a retrouvé son corps, enfin ce qu'il en restait, c'était pas beau à voir, parait-il. C'était comme un cadavre de chien. La chaleur, ça fait rétrécir. C'est pas de chance qu'il ait été dans sa maison juste au moment de la fuite de gaz. Quand je pense qu'il devait déménager le lendemain, opine Jacky
Enfin un indice, D.C.A enchaîne.
- Parce qu'il déménageait ?
- Ouais, il avait été viré. Un sacré coup dur après des années dans la boîte ! Autant dire qu'il s'en était pas remis. On a même eu peur à un moment qu'il fasse une connerie. Il était dans le même état que quand ça avait été fini avec Katell Tevenn. Et puis d'un seul coup, Kervella avait repris du poil de la bête, je ne sais pas par quel miracle...
- Un miracle qui n'a pas duré longtemps, commente Jean Mich'.
- C'est vrai que tu le connaissais un peu plus que nous.
- Il s'était bien ressaisi l'animal ! Les derniers jours avant sa mort, il m'avait même dit : "Ils vont voir, les pourris !". Je ne lui avais pas posé de questions, mais il m'avait donné des conseils. Les fusées rouges, sûr qu'il y en a quelques-unes que j'ai tirées à Quimper en sa mémoire.
A mesure du déroulement de la conversation, les marins ont expliqué à D.C.A le sens de leur révolte, raconté leurs exploits récents. Ils se sont même laissé aller à dévoiler leurs projets à venir. Des projets insensés.
- On n'a qu'à tous monter à Paris, quand je dis tous, c'est l'ensemble du littoral français et tu verras Youenn, ça sera un sacré bordel !!
Désespoir certes, de ces pêcheurs qui n'ont rien à perdre, mais D.C.A n'est pas loin de penser que ces nouveaux "hommes de bonne volonté" risquent d'être dépassés par les conséquences de leurs actes. A les entendre raconter la journée de la veille à Quimper et développer leurs projets, D.C.A les juge émouvants, voire pathétiques. Ils ne sont pas sans lui rappeler certains de ses confrères devenus terroristes, poseurs de bombes par tentation de massacres, mais aussi pour s'inscrire dans l'histoire.
Les rêves, les utopies des pêcheurs se démultiplient comme les degrés d'alcool et alimentent un feu grégeois au fond des cœurs. Vanessa, la petite vestale, entretient le foyer au fur et à mesure des commandes. Chaque fois que c'est possible, elle saisit l'occasion de rentrer dans le champ de vision de D.C.A.
Jacky, qui a repéré son manège, lui rappelle l'existence de son fiancé. Vanessa rétorque avec aplomb :
- D'abord, depuis qu'il fait la révolution, il s'occupe plus de moi !
- Toutes les mêmes ! Tu as tes chances, laisse tomber Jacky en s'adressant à D.C.A
Le tutoiement a pris le dessus. D.C.A esquisse un petit sourire. Décidément, s'il reste trop longtemps ici, il se retrouvera marié. Même la pin-up en maillot de bain scotchée sur le mur semble s'offrir à lui. A moins que ce ne soit le sixième whisky qui commence à produire ce mirage. Il est temps de rentrer. Il salue la bande, décline l'invitation à assister à la prochaine opération coup de poing tout à l'heure : "Juste quelque chose de symbolique, histoire de rappeler qu'on maintient la pression" précise Youenn. D.C.A se lève, sort de l'arrière salle, puis se dirige vers le bar. Il règle les tournées et en profite pour murmurer quelques mots à la Lolita de service, visiblement satisfaite de la proposition.


Chapitre XXII


Samedi

Un cri de goéland déclenche un réflexe immédiat chez D.C.A qui ouvre brutalement les yeux et vérifie que son arme est bien à portée de main. En l'occurrence, le Sauer gît sous le lit de Vanessa dont le petit corps est blotti contre celui qu'elle imagine être un prestigieux correspondant de presse. Vanessa, une sacrée môme, mine de rien. Elle a offert à D.C.A un florilège de gâteries locales. Il a eu droit dans le désordre des draps, à "la brouette de Pors Meur", "la langoustine décubitée", "le petit train birinig", "la langue de lotte", "le chalutage en bœuf". Le pays a décidément de la ressource et Vanessa, un tempérament de feu. D.C.A lui a offert son extincteur ! L'incendie a été difficile à maîtriser. Une dernière caresse sur son corps charnu en se levant, les braises sont encore chaudes. Pas le temps d'une nouvelle flambée pour D.C.A. Il lui faut continuer son enquête, s’attarder désormais sur d’autres cendres, celles de Kervella.
En plus des renseignements sur les figures locales, Vanessa lui a donné quelques tuyaux sur l'ex-directeur de la conserverie.
- Et pourquoi tu t'intéresses à lui ? avait-elle demandé.
- Ça avait l'air d'un drôle de type non ?
- Comme tous les hommes...
- C'est vrai que tu as de l'expérience dans le domaine !
Vanessa avait ri. D.C.A avait repris ses questions.
-T'as baisé avec lui ?
- Non, juste un flirt. Il draguait gentiment, par ennui je crois. On aurait dit un adolescent. Etonnant pour un homme de son âge. Il disait qu'il voulait m'emmener. Il était amoureux. C'est comme s'il avait voulu changer de vie et à l'écouter, il allait réussir.
- Réussir ? Comment ?
- Des conneries d'ivrogne, je ne comprenais pas tout. Il disait : "Ça va barder, j'ai armé ma canonnière, va falloir qu'ils crachent !". Je ne me souviens plus très bien.
D.C.A n'avait pas insisté. Elle en avait assez dit pour qu'il décrypte ces paroles d'ivrogne : une promesse de vengeance, un projet de chantage.
Dehors, le tueur de la Mafia retrouve l'air humide de Pors Meur. De retour à son hôtel pour prendre une douche et se changer, il se cogne à Gégé avachi derrière l'accueil.
- Alors on a logé chez l'habitante ?
Question à double sens. D.C.A ne relève pas le jeu de mots graveleux, demande sa clef et regagne sa chambre. Une douche chaude efface la gueule de bois qu'il traîne depuis des heures. Il sort de la douche, prend une serviette éponge qui a subi l'économie d'un traitement à l'assouplissant, change de chemise. Celle de la veille est imprégnée de Miss Dior. Il vérifie machinalement son arme, fouille dans son sac pour trouver le silencieux. Il redescend. "Les années cinquante" manie l'aspirateur dans la chambre voisine. A la réception, Gégé discute avec un autochtone, parka verte, pantalon velours à grosses côtes, chaussures hors d'âge. Gégé lève la tête au moment où D.C.A essaye de gagner la sortie sans lui remettre sa clef.
- Eh! Monsieur Cioreff, vous prendrez bien un petit verre avec nous ? Un petit muscadet ? Je vous présente un collègue à vous, Germain Keller.
- Ici, tout le monde m'appelle Kélou, je travaille au Pays, lui précise l'homme aux pataugas, en lui tendant la main.
- Bonjour ! Merci pour le verre, mais je n'ai pas le temps.
- Monsieur Cioreff, j'ai dit à Kélou que vous cherchiez des infos sur la conserverie, insiste Gégé.
- Vous ne travaillez pas pour le national ? essaye de se faire confirmer Kélou.
- Non, répond assez sèchement D.C.A qui, par expérience sait qu'il faut donner le moins possible de précisions à ce genre de localier qui toutefois peut être en possession d'informations de première main. Pourquoi ? Vous auriez des tuyaux ?
Kélou sent son avantage sur ce Cioreff qui lui parait peu sympathique : "Tous les mêmes, ces connards de la grande presse qui veulent en remontrer à tout le monde" pense-t-il, en ne pouvant tout de même pas s'empêcher de faire étalage de son savoir.
- Peut-être. J'ai bien ma théorie, laisse-t-il échapper, histoire d'appâter D.C.A et de récupérer quelques billets.
Car, comme le lui a laissé entendre Gégé, Kélou a visiblement à faire à un collègue qui paye bien ses sources. Et Kélou ne rechigne pas à allonger sa maigre paye, si l'occasion se présente.
- Oh ! Kélou ? Tu vas pas nous refaire le coup de ton article, quoique... Tu nous a quand même fait bien marrer.
- Quel article ? demande D.C.A
- Tenez, je l'ai là, annonce Gégé en fouillant dans ses papiers. D'habitude, t'as toujours pas mal d'imagination Kélou, mais alors là, t'as vraiment fait fort !
Kelou esquisse un large sourire et se fend d'une explication de son invention.
- C'était pour emmerder mon connard de patron de Quimper. Comme je savais qu'il était en déplacement, j'en ai profité. Pas de censure. Le plus drôle, c'est lorsque les gendarmes du cru sont venus me trouver pour me demander mes sources. Quand leur chefs sont tombés sur l'article, ils ont dû s'expliquer. C'est sûr, j'ai forcé la dose, mais finalement pourquoi pas ? Je trouve que c'était pas mal vu, non ? En tous cas, y a pas eu de démentis !
- Effectivement, commente D.C.A, qui vient d'achever la lecture de l'article. Et vous avez pu, disons, euh... broder à partir de quels éléments ? Dans tout mensonge, il y a toujours un fond de vérité ?
- Oh ! La broderie c'est une spécialité locale, répond Gégé dans un rire interrompu par des éclats de voix du côté de la cuisine.
- Mais qu'est-ce qui m'a foutu un abruti pareil ?
C'est le chef qui engueule l'un de ses apprentis. Gégé pose son verre.
- Attendez-moi, faut que j'aille voir. Autrement, je crains le pire. La dernière fois, il a failli lui lancer les couteaux.
Gégé s'éclipse en soupirant.
- Bon, vous avez des infos ? reprend D.C.A qui se demande si ce Kélou est un bluffeur patenté ou quelqu'un de terriblement bien informé.
Le localier semble se faire prier. D.C.A comprend vite que Gégé l'a mis au parfum pour les tarifs à payer. Il va falloir marcher au bakchich.
- Combien ? laisse tomber D.C.A à contrecœur.
- Je sais deux, trois trucs et puis j'ai un peu de doc. Tu estimeras par toi-même.
Kélou ose le tutoiement. "Entre confrères", pense-t-il. Mais D.C.A ne le rejoint pas sur ce terrain.
- Ces trucs c'est quoi et votre doc on peut la voir où ?
- Tu n’as qu’à m'accompagner à l'agence.
- Pas le temps pour l'instant. J'ai deux, trois choses à vérifier par ailleurs.
Gégé fait son retour après avoir pacifié la cuisine.
- Vous partez déjà, Monsieur Cioreff. C'est sûr que vous ne voulez pas un muscadet ? C'est ma tournée.
- Non merci.
D.C.A se tourne vers Kélou.
- Je passerai avant déjeuner. C'est où votre bureau ?
- Sur le quai. Près des tinettes. Là où ça pue le plus, commente Gégé dans un nouveau rire idiot.
Kélou maugrée et explique à D.C.A
- C'est facile à trouver. C'est au bout de la criée.
- Alors à tout à l'heure.
D.C.A quitte les deux hommes. Il entend Kélou, trop pressé de déblatérer sur son compte, affirmer au patron de l'hôtel de la plage :
- Tu vois, Gégé, si celui-là est journaliste, je veux bien aller en enfer !


Chapitre XXIII


Samedi

Comme le lui avaient annoncé Jacky et Youenn, c'est bien comme la carcasse déchiquetée d'un avion moyen courrier. D.C.A a garé sa 205 sur le bord de la route, un peu en retrait le long d'un talus planté d'une rangée touffue de rhododendrons. Entre deux arbustes, il y a un passage dans lequel D.C.A s'engouffre. Il coupe à travers le jardin. Déplumés par le souffle de l'explosion, les arbres se dressent comme de sombres totems.
- Putain, pour une fuite de gaz, ça a camphré sec !
Les décombres noirâtres de la villa sont entourés de banderoles rouges que les pompiers ont mis en place pour délimiter un périmètre de sécurité. Le vent en a déchiqueté quelques-unes, elles flottent et claquent, longs fouets ensanglantés. La pluie de ces derniers jours a délayé la cendre qui coule maintenant en sombres sillons de la dune vers la plage. Les traces dessinent les longues tentacules d'une pieuvre qu'on dirait échouée sur la grève. Pieuvre, soucoupe, Kervella : association d'idées. D.C.A juxtapose les débris de la soucoupe et le groupe Octopia, auquel Kélou a fait allusion dans son article, soi-disant bidonné. Un article délirant certes, mais qui recèle une part de vérité. "Il va falloir que je m'occupe sérieusement de cet imaginatif. On ne peut pas laisser dans la nature un type comme lui. Qu'est ce qu'il sait au juste ? Peut-être beaucoup plus qu'on ne croît ".
D.C.A fait le tour de la maison, enfin, de ce qu'il en reste. Pas possible que ce soit une fuite de gaz. D.C.A reconnaît la patte d'un professionnel : deux ou trois charges judicieusement placées ont provoqué le décollage de la soucoupe. Après l'explosion, elle est retombée avec ses secrets. Visiblement, pour des non-spécialistes, il n'y a rien à tirer de ces décombres. Les gendarmes du coin ont fait leur boulot et les gens d'ici, descendants des pilleurs d'épaves, le reste. Mais la violence de l'explosion a été telle que la plupart d'entre eux ont dû rentrer bredouilles
- Pas du plastic, marmonne D.C.A en fouillant du pied les restes d'un meuble dont le vernis a cloqué sous l'effet de la chaleur. Pas du plastic, mais plutôt du phosphore ou un de ses dérivés. Une boule de feu qui s'est élevée de la plage, m'a dit Youenn. Ça colle. Il n'y a que deux ou trois professionnels capables de réussir un tel travail.
Avant de repartir, D.C.A jette un dernier coup d'œil circulaire. La grève, les rochers, un canot, des mouettes qui tournent au loin. Il s'apprête à regagner sa voiture lorsqu'un bruit de bouteilles fracassées s'échappe des décombres, suivi d'une bordée d'injures. D.C.A aux aguets, revient sur ses pas en extrayant le Sauer de son holster. Il s'aperçoit qu'il n'a pas vu l'ouverture cachée par l'enchevêtrement calciné de la structure. C'est une porte de blockhaus. Quelqu'un fouille à l'intérieur et D.C.A s'approche prudemment. Soudain, une odeur de vin se mêle à l'air marin. Une nouvelle suite de jurons sort du local. A coup sûr, un habitant est en train de se faire la cave de Kervella. D.C.A caché et accroupi derrière les restes d'un congélateur, attend que le visiteur s'extraie de la casemate. De son poste d'observation, il voit sortir l'"œnologue", voûté sous le poids d'un sac de jute rempli de bouteilles, marchant péniblement. Il réalise : "Je l’ai vu hier soir au Las Vegas".
Didrouz est en train de mettre à exécution son projet de vider la réserve vinicole de Kervella. Personne, après le sinistre n'avait visiblement réussi à ouvrir cette porte. Sacrée aubaine dont il se devait de profiter. Il a voulu faire trop vite, s'épargner un voyage. Le sac a craqué. Heureusement qu'il en a apporté un autre de rechange. Dommage pour les cinq bouteilles de saint-émilion cassées.
Didrouz suit la grève pour éviter de se faire pincer par les gendarmes. "A ceux là, il faut toujours donner des explications". Il jette machinalement un coup d'œil en direction du vieux canot . "J'espère que Katell n'a pas fait de bêtises avec les documents". Il s'en veut soudain de les lui avoir donnés. Didrouz ne s'est pas aperçu de la présence de D.C.A, lequel laisse s'éloigner le descendant de pirates. Le tueur sait que ce genre d'individu traîne partout. "Alors pourquoi pas du côté de la conserverie, le soir de l'incendie ?".
En emboîtant le pas à Didrouz, D.C.A prévoit de l'intercepter en douceur. Le petit coup d’œil de Didrouz vers le canot ne lui a pas échappé et il se souvient des propos de Kervella que lui avait rapportés Vanessa : "J'ai armé ma canonnière". Dans la tête du tueur, ça a fait tilt. Kervella avait dû y planquer quelque chose. Pas le temps d'aller faire un crochet pour aller inspecter, car malgré sa patte Didrouz caracole.
D.C.A remet à plus tard son projet et préfère suivre sa proie. Au moment où il arrive à la base de Didrouz, un important dispositif policier est en place. Trois fourgonnettes stationnent dans la rue et une bonne dizaine de gendarmes sont en faction devant la maison. L'expérience a appris au tueur de Turturo une règle d'or : faire le tour du lieu à investir avant l'attaque. Mais sa stratégie est contrariée par le déploiement des forces de gendarmerie. Pour ne pas attirer l'attention des représentants de l'autorité, D.C.A rectifie son allure et adopte celle du touriste qui se promène le nez en l'air.
- Monsieur, veuillez circuler ! lui intime un des cerbères, gardien du périmètre de sécurité. D.C.A obtempère et va se poster un peu plus loin, au coin d'une rue perpendiculaire à la plage.
Les habitants sont aux fenêtres, sur les perrons ou devant les magasins. Ce sont essentiellement des femmes, des enfants et des vieux, incrédules devant ce spectacle. Les hommes eux, sont partis faire le coup de main, la police croit avoir la partie belle.
Les premiers commentaires fusent.
- Petra eo se ?
- Qu'est-ce qu'ils viennent faire ? C'est tout de même pas Didrouz qui a fait des bêtises ? Ils ont dû se tromper !
Un homme âgé nostalgique de l'époque héroïque de la Résistance lance.
- C'est comme il y a cinquante ans ! Font des représailles !
Soudain la porte du vint-neuf de la rue de la cale s'ouvre. Didrouz sort encadré par deux gendarmes, menottes aux poignets. Un troisième policier essaye de calmer sa mère. En vain, elle ne cesse de vociférer.
- Hi ché ! Hi ché ! Mais, vous allez le lâcher à la fin, mon Ferdinand, il a rien fait. Il est innocent, mon fils ! Un terroriste, tout de même il est pas !
- Et ça madame, c'est du Malabar ? réplique l'adjudant chef en désignant la caisse de détonateurs que des gendarmes viennent de déposer au milieu de la rue à la stupéfaction de tous les voisins.
- Il aurait pu nous faire péter la gueule ! Sacré Didrouz !
- Mais c'est pas une raison pour l'embarquer ! s'indigne le boucher.
La mère s'adresse à son fils.
- Tu vois, Ferdinand, je t'avais bien dit de ne pas les garder, mais tu m'écoutes jamais !
- Na'm zamallit ket ! implore Didrouz terrorisé.
Puis se tournant vers le gradé, la mère se fait suppliante.
- Jésus Marie, un geste, monsieur le gendarme ! Vous avez tout récupéré, alors, par pitié, libérez-le mon pauvre Ferdinand !
- Pas question. Votre fils nous a été signalé comme l'un des meneurs de Quimper, jeudi. Il est sur les photos que nos collègues ont prises. Il a été repéré du côté de la préfecture et près de la poste.
Mais la mère ne l'entend pas de cette oreille. Elle se met à crier.
- Lui, un meneur. C'est pas possible. C'est d’la folie ! Au secours, c'est un enlèvement. A l'aide !!
Une femme âgée en coiffe renchérit en s'égosillant.
- C'est vrai que c'est une vraie honte ! Ferdinand, forcement qu'il est innocent !
- Madame occupez-vous de ce qui vous regarde, lui réplique l'adjudant.
- Comment ? Mais ça me regarde !! Ferdinand je l'ai vu naître, il a l'âge de mes enfants ! Bien sûr que ça me regarde gast !
Dans la foulée, voilà qu'elle sort un paquet de farine qu'elle vient d'acheter à la boulangerie pour faire les crêpes et le lance sur le gradé.
- Tiens, v'la pour toi !!
Même la presque centenaire qui vit chez sa fille prend le relais. Depuis sa fenêtre. elle jette les médicaments que lui prescrit son imbécile de médecin qui veut à tout prix la maintenir en vie. Elle trouve que c'est trop long, alors elle n'a pas le moindre regret lorsqu'elle voit les louzou ricocher sur les képis des gendarmes. Après la rafale de gélules, c'est un tir croisé de projectiles hétéroclites, pommes de terre, poireaux, litière pour chats, couches culottes usagées...
D.C.A décide de profiter de la panique générale et de la bataille qui se déroule dans la rue pour inspecter la tanière du Carlos de Pors Meur. Il fait le tour et emprunte la porte coulissante qui ouvre sur la caverne d'Ali Didrouz. Elle a été fouillée de fond en comble par les gendarmes. Le désordre est indescriptible. Didrouz aura du mal à s'en remettre. "Je ne trouverai rien dans un tel bordel. Et puis qu'est-ce que je peux bien chercher dans le foutoir de ce connard ? C'est lui qui aurait du me cracher le morceau ! ".
L'attention de D.C.A est attirée par les viviers.
-Tiens, pour le faire causer, je lui aurais même appris l'apnée.
Dehors, le combat fait rage. La fleuriste jette des seaux d'eau tandis qu'une autre femme vient de sacrifier son tube de Ketchup sur la tenue d'un des gendarmes. Le boulanger s'est emparé de son extincteur pour arroser la troupe, malmenée au point de songer à battre en retraite.
- Mais elles sont plus excitées que les pêcheurs, ces bougresses !!!
Une volée d'œufs interrompt les constatations d'un des gendarmes. Même le chien de la coiffeuse, un roquet court sur pattes, s'est mis de la partie. Il vient de planter ses crocs dans un des mollets de la force publique.
Dans l'appentis de Didrouz, des dizaines de crabes verts flottent à la surface du vivier, morts. Un des gendarmes, en fouillant, a renversé un pot de désherbant total dans l'eau. Le résultat a été radical. Les carapaces forment une croûte verte, au-dessus de cette espèce de tache rouge qui vient d'attirer l'attention de D.C.A
- Qu'est-ce que c'est que ce truc ?
Il se saisit d'une perche pour ramener l'objet vers le bord du bassin. C'est un flotteur de casier retenu par un lest. Par curiosité, il décide de le remonter et sent une légère résistance : une pochette en plastique. Avec sa dague, D.C.A l'ouvre. Elle contient deux enveloppes grand format. Dans la première, il y a les documents trouvés par Didrouz dans la mallette de Kervella, à l'exception des disquettes.
D.C.A découvre les photos sado masos. Il les passe en revue, rapidement d'abord, puis plus lentement avec un certain intérêt, une nouvelle fois enfin, avec un certain plaisir. Il ouvre la deuxième enveloppe. Celle-ci contient une autre enveloppe plus petite, portant la mention : "N'ouvrir qu'en cas de décès de Katell Tevenn". D.C.A la déchire, et parcourt avec attention les explications "posthumes" révélant les trafics du groupe Octopia.
Les sirènes de police se sont amplifiées. La maréchaussée a pu obtenir des renforts.
- Embarquez-moi ces chiennes, hurle un jeune gradé des forces mobiles de protection qui ont été discrètement mises en place depuis deux jours aux alentours de Pors Meur. L'embarquement est brutal à ce que peut entendre D.C.A Le boulanger est copieusement matraqué et jeté dans l'un des fourgons semi- inconscient. Tout le monde est forcé de monter dans le véhicule : Didrouz, sa mère, la voisine, sa fille. Le chien a été cruellement tué d'un coup de botte. Il n'y a que la centenaire qui est restée là haut, à sa fenêtre, le nez dans les géraniums. Son cœur a lâché pendant la bagarre. De toute façon, elle était à bout de munitions.
Un quart d'heure plus tard, le silence est revenu. D.C.A sort de l'entrepôt de Didrouz emportant le produit de sa pêche. Il lui faut désormais mettre la main sur la dénommée Katell Tevenn.


Chapitre XXIV



Katell Tevenn, mais qui est donc cette femme, signataire des explications posthumes ? Comment a-t-elle eu toutes ces informations ? Et pour quoi faire ? D.C.A a déjà entendu prononcer ce nom. Où, et par qui ? Il s'interroge en revenant à vives enjambées vers la maison de Kervella devant laquelle il a laissé sa voiture. Mais l'air du large ne suffit pas à aviver ses neurones. "Dubuisson, Kervella, Katell, un drôle de bazar au milieu duquel Turturo m'a propulsé !".
Il lui faut trouver une cabine téléphonique. Il rejoint sa voiture. Un kilomètre plus loin, un mur blanc, quelques vieux graffitis en faveur du Front de libération de la Bretagne et un téléphone. Il compose le numéro du Sicilien.
- Ouais !
Le ton à l'autre bout du fil est peu aimable, c’est Marcello, le porte-flingue du parrain qui répond. - Salut ! D.C.A à l'appareil. Passe-moi ton boss.
- Peux pas, le patron est occupé.
- Ça urge, fils !
- L'occupation est urgen-te aussi, répond Marcello en insistant sur le féminin de l'adjectif. Tu piges ?
- Compris, mais dès qu'il a débandé, tu lui demandes de me rappeler d'urgence. C'est important. Demande lui aussi de se rencarder pour savoir si Félipé ou l'Irlandais sont descendus en Bretagne récemment ?
- Tu traques la sardine ou tu chasses les travailleurs émigrés ?
- T'es vraiment con, Marcello. N'oublie pas de me rappeler qu'à mon retour, je dois te botter ton cul de spaghetti. Et que ça ne t'empêche pas de faire la commission. Il y a de fortes chances pour que l'un des deux ait fait sauter l'usine de Turturo.
D.C.A démarre la Peugeot, direction le Las Vegas où Jacky est seul à faire le service. Vanessa n'est pas là. Les vieux par contre sont fidèles au poste et les couleurs du "Père André" flottent sur les tables en Formica. Les commentaires sur les événements vont bon train. Les retraités donnent raison à leurs descendants : "Faut pas que tous les efforts soient foutus en l'air par cette maudite Europe !".
- Salut Cioreff !
- Salut Jacky ! File moi un whisky !
D.C.A regarde s'il y a un annuaire à portée de main.
- Tu cherches quelque chose ? Quelqu'un ? Ce serait pas Vanessa par hasard ? Tu me diras que c'est pas mes oignons mais avec elle, t'aurais peut-être pas dû. Les nouvelles vont vite ici et son copain n'a pas apprécié la plaisanterie. La petite m'a téléphoné tout à l'heure. Elle a tellement dérouillé qu’elle est obligée de porter des lunettes de soleil !
D.C.A ne répond pas. Sa préoccupation du moment n'est pas l'état du visage de la jeune serveuse, l'urgence est de trouver Katell Tevenn.
- T'as un annuaire ?
- Ouais, dans l'arrière salle sur l'étagère, tu connais le chemin. Tu cherches qui ? Je peux te renseigner ?
- Je cherche une certaine Katell.
Jacky éclate de rire. D.C.A ne comprend pas sa réaction et son visage se fige. Jacky s'en aperçoit et son rire s'arrête tout net.
- Excuse-moi, mais quand tu as prononcé son prénom je n'ai pas pu m'empêcher de penser que tu étais parti pour faire un tableau de chasse dans le pays.
D.C.A ne comprend pas l'allusion. Jacky s'apprête à lui donner une explication lorsque la porte s'ouvre brutalement. Kélou pénètre dans la salle du café, tout excité.
- Ils sont devenus fous, ils viennent d'embarquer tout le quartier de Didrouz.
- Eh ! Du calme, explique nous ça ! Qui "ils" ? demande Jacky.
- Les gendarmes. Ils ont embarqué du monde.
Les conversations se sont soudainement arrêtées. Tous les visages sont tournés vers Kélou. Le silence est brisé par une voix.
- Mais, j'ai laissé ma mère là-bas toute seule.
Et aussitôt la femme sort précipitamment du Las Vegas sans avoir fini son "Cassius Clay". Elle n'a pas le temps d'entendre les paroles d'un marin en retraite :
- Elle craint rien ta vieille. Elle en a vu d'autres.
Personne ne bronche, la tension a monté trop vite depuis quelques jours. L’'inquiétude des anciens vient de franchir un cran supplémentaire. Les regards sont suspendus à la bouche de Kélou. Jacky s'impatiente.
- Alors, explique !
- Les flics ont su que Didrouz avait pas mal de détonateurs dans son hangar. De là à penser qu'il stockait l'arsenal des manifestants, y’a un pas qu'ils ont franchi allègrement. Faut dire que depuis la manif de Quimper, ils doivent faire du résultat. Bref, ils ont embarqué Didrouz. Les gens du quartier ne se sont pas laissé faire, y’a eu de la bagarre.
- Et ils ont embarqué beaucoup de monde ? s'inquiète Jacky
- Je peux pas dire, j'en sais pas plus. Sers-moi une mousse, j'ai une de ces soifs !
- Voilà, ça vient... Embarquer ce pauvre Didrouz qui ferait pas du mal à un moucheron, faut être taré. Tiens, à propos, y’a ce monsieur qui cherche la cousine à Didrouz. Au fait je vous présente... - On se connaît déjà, l'interrompt Kélou en haussant les épaules.
- Et bien Cioreff, tu vas pouvoir demander à notre journaliste maison tous les renseignements sur mademoiselle Tevenn.
S'adressant à D.C.A, Jacky poursuit en riant.
- Parce que notre Pulitzer trique comme un malade pour la princesse. D'ailleurs, à force de se tirer sur les burnes, sûr qu'elles seront aussi sèches que des figues et que je finirais à les accrocher à mes palmiers !
- Oh ! Ta gueule, c'est pas le moment. T'es pas drôle, proteste Kélou.
- C'est pourtant la vérité et c'est vrai que Didrouz, il la protège sa cousine. Pas de pot pour toi !
- Pourquoi tu la cherches ? demande le localier à D.C.A en persistant dans le tutoiement. Tu fais aussi dans la morue ? ajoute-t-il d'un ton détaché.
- Je couvre la crise de la pêche, alors c'est normal que je m'occupe aussi de cette espèce-là. Au fait, je devais passer à votre agence. Si on y allait tout de suite.
- Je suis à la bourre avec ce qui vient de se passer, mais d'accord chose promise… Je te préviens, c'est pas le grand luxe dans mon burlingue.
En quelques enjambées, les deux hommes atteignent le gourbi. A cette heure, pas loin de midi, le quai est désert. Des chats, des goélands, se partagent une matière glissante qui déborde des bacs placés le long du quai.
- Et dire que ces putains de déchets ne seront embarqués que lundi. A moins que Youenn et sa bande ne viennent les chercher pour les foutre sur la gueule des flics, pronostique Kélou.
Les deux hommes pénètrent dans le local journalistique. Kélou ouvre d'un coup de pied la porte de l'armoire métallique déglinguée. Il en extrait un dossier et fait mine de se faire prier pour le remettre à son interlocuteur qui comprend vite qu'il faut passer à la caisse. D.C.A sort son portefeuille et lance quelques billets sur le bureau. Kélou est visiblement satisfait. Il lance à son tour le dossier sur le bureau.
- Tu peux t'installer ici pour le consulter, moi je dois filer à la gendarmerie pour en savoir plus sur l'affaire du quartier de Didrouz.
- Vous m'aviez promis des tuyaux sur Katell ? interroge D.C.A en faisant tomber une nouvelle pluie de billets sous le nez de Kélou.
- Ah, ouais la morue ! C'est quand même marrant que tu t'intéresses à elle.
- Qu'est ce qu'il y a de marrant ?
- C'est sans doute une coïncidence, mais le soir de l'incendie de l'usine, je sais qu'elle est sortie. Et d'habitude, quand elle sort, c'est plutôt en habits de princesse pour se faire ramoner le vestibule. Mais bizarrement, ce soir là, c'était jogging et chaussures de sport.
- Comment vous savez tout ça ?
Kélou paraît soudain gêné. D.C.A commence à perdre patience. Kélou hésite, bafouille comme un petit garçon forcé d'avouer ses bêtises.
- Ben... Ce soir là, oui, eh bien... J'étais du côté de l'impasse des goélands. Kélou s'arrête de parler, mais D.C.A manifeste son énervement.
- Alors ? Et après ?
Kélou finit par lâcher en baissant les yeux.
- Ben... Je matte. Voilà tout. C'est vrai que cette gonzesse, j'ai une furieuse envie de me la faire. Le hic, c'est qu'elle couche avec tout le monde...
- Sauf avec vous, l'interrompt D.C.A. Et ce soir là, qu'est ce qui s'est passé ?
- Je sais pas. C'est après que j'ai fait le rapprochement. De toute façon, j'aurais pas pu la suivre. Didrouz patrouillait dans le coin.
Durant toute la conversation ou plutôt l'interrogatoire, D.C.A se tient dans l'embrasure de la porte, surveillant le quai. Cette précaution vaut toutefois au tueur d'avoir les pieds qui marinent dans la flaque d'eau de l'entrée. Kélou regarde les chaussures de D.C.A avec ironie.
- Dis moi, entre nous, t'es vraiment journaliste Cioreff ? Pourquoi tu t'intéresserais à une fille comme Katell ?
Une question de trop. Un commentaire impertinent. D.C.A se souvient de la remarque faite derrière son dos par Kélou au patron de l'hôtel du port. Il sort de la poche de son imper le Sauer muni du silencieux.
- T'as bougrement raison mec, j'ai jamais été journaliste !
D.C.A tutoie toujours ses proies au moment de les abattre. C'est un tic. C'est sa manière de concevoir la fraternité. "Tous frères et unis dans la mort, notre sœur à tous !".
- Eh ! Déconne pas... bredouille, en tremblant, Kélou affolé.
Sa dernière volonté ne sera pas exaucée. D.C.A presse la détente, le corps de Kélou se fiche dans l'armoire puis s'écroule sur le lino usé. L'unique balle a atteint le localier en plein cœur. Un cœur qui ne battra plus pour Katell.
D.C.A opère une rapide rotation sur lui-même. Dehors tout est calme. Il s'avance sur le quai, fait basculer le couvercle de la tinette, tire le cadavre de Kélou à l'extérieur du local, le soulève et l'enfonce dans l'épaisse couche de déchets gélatineux. Normalement, si le pronostic de feu Kélou s'avère exact, son cadavre ne sera découvert que lundi. Et lundi, D.C.A sera loin.
En attendant, il récupère les billets, pousse la porte de l'armoire pour masquer les éclaboussures de sang qui dégoulinent sur les étagères, boucle la porte du local et jette la clé dans les tinettes. Une cruelle pensée lui traverse l'esprit. Peut-être mettra-t-il le cadavre de Katell près de celui de Kélou. Cruelle, mais séduisante perspective. Ce serait ainsi exaucer le vœu de ce pauvre Kélou. Amoureux transi, jusque dans le froid glacial de la rigor mortis.

Chapitre XXV


L'effort ouvre l'appétit. Après avoir exterminé Kélou, trop imaginatif ou trop bien renseigné, D.C.A se sent une faim de loup. Le plateau de fruits de mer de l'hôtel de la plage satisfait son estomac avide. Un nouveau cognac offert par Gégé achève le repas. D.C.A remonte dans sa chambre, se poste devant la fenêtre un moment, histoire de jouir de la vue sur les bateaux, puis étale sur le lit tous les documents qu'il a pu glaner : le contenu des deux pochettes récupérées chez Didrouz, les dossiers de Kélou. Pour résoudre l'énigme, il manque le témoignage de Katell. Il faut que D.C.A sache qui elle a vu à l'usine le soir de l'incendie, ce qu'elle a entendu. Et son dangereux chantage ? Quels en sont les mobiles ? L'intérêt ? Le plaisir de nuire ? D.C.A regarde une nouvelle fois les photos trouvées dans le repaire de Didrouz. "Par intérêt et par plaisir" conclut-il.
Pas de doute, les réponses aux interrogations de D.C.A se trouvent au bout de l'impasse des goélands. En professionnel méthodique, il passe en revue les différentes stratégies à suivre pour aborder sa cible. Katell est-elle sur ses gardes ? Une approche en plein jour est-elle judicieuse ? D.C.A est perplexe. Attendre la nuit paraît être la moins mauvaise solution, la plus prudente en tout état de cause. Mais il y a un risque, celui d'attendre longtemps son retour et de la voir se ramener avec un gigolo qu'il faudra aussi éliminer. D.C.A opte cependant pour la deuxième alternative : attendre que la nuit soit tombée.
Il passe une bonne partie de la journée dans sa chambre d'hôtel. Lecture attentive des documents amassés entrecoupée de courts moments de sommeil. Après un examen précis de tous ces indices, D.C.A acquiert la conviction que Turturo s'est bel et bien fait enfler par le patron d'Octopia. Il reconnaît la subtilité de l'arnaque. Reste l'épisode Kervella, le grain de sable qui a enrayé les rouages de la mécanique. Reste aussi que Dubuisson a sous-estimé Turturo et qu'on ne se joue pas impunément d'un homme de son envergure.
D.C.A est certain d'une chose : en engageant ce chantage, Katell a de toute façon signé son arrêt de mort. Elle est coincée de tous les côtés. Dubuisson est assez finaud pour retrouver sa piste et lui envoyer le même tueur que celui qui a volatilisé Kervella. Côté Turturo - c'est à dire côté D.C.A - ses chances de survie sont nulles : elle est de toute façon un témoin gênant, femme de surcroît. Pas de quartier de la part du mafioso ! La légende colporte que Turturo s'est débarrassé de sa première compagne infidèle d'une bien cruelle manière. Il l'a fait attacher au lit dans lequel il l'avait surprise dans les bras de son amant et l'a fait recouvrir vivante sous une coulée de béton dans les fondations d'un ouvrage d'art du périphérique nord de Rome. On raconte aussi qu'il a prononcé en guise d'adieu à son épouse volage : "Eh, bien, putain, il n'y aura plus que les camions qui te passeront dessus !". Pas de quartier pour les femelles, pas de quartier pour Katell, D.C.A doit remplir son contrat.
Le tueur s'attarde sur les photos. L'appareillage de cuir et de chaînes renforce la beauté de sa future victime, lui donne une dimension surnaturelle. A mesure qu'il observe attentivement chaque cliché, un lent scénario se développe à son insu, une attirance irrationnelle envers sa future victime. Pourquoi ? Il n'arrive pas à se l'expliquer. Au cours de sa carrière déjà longue d'effaceur, il a finalement tué peu de femmes. Bien sûr, il y a eu dernièrement la call-girl du banquier, mais il n'a même pas eu le temps de voir les traits de son visage. Elle a été un simple obstacle dans sa ligne de tir, une abstraction.
Cette fois-ci, il est enveloppé d'une sensation étrange. Comment atteindre le centre d'une cible dont on ne distingue pas nettement les contours ? Pourquoi s'accoutrer de la sorte et subir avec un évident plaisir ces tortures ? D.C.A reste perplexe pour ne pas dire troublé. Sur les clichés Katell parait belle. Remontée de libido récemment aiguisée. Troublé, c'est cela en définitive. Il la désire. Enfin, il veut la retrouver. Après, il verra...


Chapitre XXVI


Samedi soir

Grâce à un certificat médical délivré par un médecin, compagnon de ses errances nocturnes, Katell s'est fait porter pâle depuis mercredi. Après la nuit blanche à l'usine, elle avait éprouvé le besoin de récupérer. Il lui fallait retrouver ses esprits, bien réfléchir avant d'écrire la lettre de chantage et se préparer aux événements à venir. Elle avait envoyé Didrouz poster l'enveloppe à Quimper, elle savait que son cousin avait scrupuleusement accompli sa mission, elle était donc rassurée de ce côté-là. Le processus était enclenché, il n'y avait plus qu'à attendre la réaction de Dubuisson. Pour les modalités de remise de la somme, Katell avait eu tout son temps pour mettre au point un subtil stratagème.
Cette fois, elle allait réussir à sortir de la panade, quitter cette galère. "Il n'y a qu'une solution : fuir à grandes enjambées...". Elle commençait vraiment à y croire. Avec le fric en poche, elle mettrait les voiles, loin, très loin d'ici. Kenavo Pors Meur ! Bon vent et sans regrets ! Elle commencerait une nouvelle vie. Elle veut y croire. Depuis trois jours, elle s'en persuade. C'est cette fois ou jamais, quitte ou double.
Des images tournent et retournent, tandis qu'un obsédant cliquetis métallique remplit ses conduits auditifs. La machine à sous s'est remise en route dans un grand fracas d'engrenages. Cinq cents briques... Jack pot... Mais depuis qu'elle a appris, par un coup de téléphone du patron du supermarché que Didrouz a été emprisonné, la combinaison Dubuisson-Dubuisson-Dubuisson s'est effacée au profit d'une autre : Ferdinand-Ferdinand-Ferdinand. Arrêt sur image. Katell est saisie de doute. Est-ce que son cousin tiendra le coup ? Son arrestation n'est-elle pas un signe du destin ? Le signe que le chantage à destination de Dubuisson est une folle entreprise vouée à l'échec ?
En fin d'après-midi, Katell s'était rendue en voiture à Quimper. Il fallait qu'elle parle à Ferdinand pour le rassurer, pour s'assurer qu'il ne céderait pas à la panique et ne parlerait pas à tort et à travers. Elle avait essayé de le voir à la gendarmerie, mais sans succès. Malgré son insistance, la réponse avait été catégorique : "Pas de visite autorisée jusqu'à nouvel ordre !". Elle était revenue chez elle avec l'intention de se coucher immédiatement. Mais sa maison lui avait semblé tellement hostile qu'elle avait fui. Elle ne voulait pas passer la soirée seule, elle était en attente. De quoi ? N'importe quoi : quelqu'un pour parler, pour boire, pour baiser. Elle s'était refait un semblant de maquillage, puis avait repris sa voiture en direction de l'Orée du Bois.
Un éclat trouble avait traversé les yeux globuleux de Stanislas de Longveau lorsqu'il avait appris que Katell serait absente du bureau pour plusieurs jours. "Cette traînée me lâche alors que nous avons un travail fou. Ah ! Madame est malade ? Et elle s'imagine que je vais avaler cela ? Elle se fiche de moi. La vérité, c'est qu'elle a trop fait la putain, une fois de plus. Voilà sa maladie ! Eh bien, je vais la guérir !" avait-il pesté dans un rictus. Rempli d'une haine froide, Longveau avait contacté deux complices de "Foi et Progrès". La nouvelle opération de défense de la famille chrétienne aurait pour cible Katell Tevenn, grande pécheresse devant l'éternel. Deo gracias !
Pour avoir suivi la piste de Katell à de nombreuses reprises, Longveau connaît parfaitement ses habitudes. Il sait qu'elle commence ou finit ses nuits à l'Orée du Bois. C'est là qu'avec ses complices intégristes, il a décidé de passer à l'action.
D'abord n'y a pas d'orée et pas de bois. Par contre, il y a bien un établissement portant ce nom champêtre où Katell arrive vers vingt-deux heures. C'est un restaurant dancing, avec quelques chambres, un peu en retrait de la route, à mi chemin en Pors Meur et Quimper. Katell gare sa voiture sur le parking délimité par d'épais talus. La nuit est noire, froide. Il bruine. Le parking n'est pas éclairé. Embusqués derrière une haie, quatre hommes s'élancent. Ce ne sont pas des petits loubards, mais des agresseurs bon chic bon genre, ceux qui d'ordinaire portent des lodens verdâtres et fréquentent en famille la messe du dimanche.
- Ange de l'enfer, on va te faire passer le goût de la fornication. On va te guérir de tes péchés !
Katell sursaute, essaye de prendre la fuite, mais elle trébuche sur ses talons hauts. Trois hommes cagoulés l'entourent, la serrent en la bourrant de coups. Elle se débat.
- Nous allons t'aider à vaincre le mal !
L'un des personnages qui a proféré d'aussi louables intentions brandit un objet que Katell identifie avec effroi : une ceinture de chasteté. Dans un sursaut, elle rassemble ses forces et administre à ses agresseurs des coups de talon aiguille. Elle sent des poings frapper son dos, ses reins. Elle bascule en arrière, les agresseurs la couchent à même le sol trempé.
- Lâchez-moi, bande de malades ! Vous êtes cinglés ! Au secours !
- La ferme, chienne !
Katell a reconnu la voix. Il n'y a pas de doute, c'est celle de son collègue de travail, Stanislas. Elle veut crier plus fort, mais des mains la plaquent contre le sol. Elle sent les gravillons s'enfoncer dans la peau de son dos. Elle a de plus en plus de mal à respirer. Des mains déchirent sa jupe droite et veulent insinuer l'objet rédempteur entre ses cuisses. Elle hurle :
- Bas les pattes ! Laissez-moi, sales brutes. A l'aide ! A l'aide !
Un bruit d'un moteur se rapproche, puis des phares éclairent l'entrée du parking. Une voiture s'engage et freine. Aussitôt les agresseurs lâchent leur proie et fuient à toute allure jusqu'à la route. Katell se relève au moment où le conducteur de la voiture sort de son véhicule. Elle a du mal à se tenir debout, tout son corps est meurtri. Elle se met à marcher d'un pas chancelant. "Encore une femme saoule" se dit l'automobiliste en relevant l'imperméable sur sa tête pour se protéger de la pluie avant de se diriger en courant vers les lumières de l'Orée du Bois.
Les vêtements gorgés de pluie, la jupe en lambeaux, Katell qui a perdu une chaussure dans l'agression, rejoint sa voiture en trébuchant, ouvre la portière et se laisse tomber sur le siège. Son cœur s'est emballé, elle l'entend cogner entre ses seins. Elle verrouille les portières de l'intérieur. Le parking est plongé dans l'obscurité. La pluie redouble. Elle tourne la clé de contact, met en marche les essuie-glaces et démarre. En sortant du parking, elle frôle un arbre, accélère et s'engage sur la route le pied au plancher.


Chapitre XXVII



D.C.A a fait son choix sur le moment judicieux pour intercepter Katell. Mais au-delà d'un souci d'efficacité, ce qui l'anime c'est l’impérieuse pulsion de la voir vite et pourquoi pas dans la même tenue que sur les photos.
Après le dîner prestement expédié, il quitte l'hôtel. Avant de rejoindre sa voiture, il téléphone au parrain rital de la cabine sur le port.
- Allô ? Ici D.C.A
- Turturo à l'appareil. Du neuf ?
- J'ai toutes les preuves de la combine de Dubuisson. Le coup a failli marcher. Mais, le grain de sable, c'est que quelqu'un a deviné ses intentions. Dubuisson a dû accélérer son plan en catastrophe. Il a fait son coup dans votre dos.
- Oui, il s'est cru intouchable. L'ivresse des cimes... Comme tous ceux qui fréquentent les hautes sphères de la politique et de la finance ! Je compte sur toi pour faire atterrir ce fils de pute "sur le plancher des vaches", comme vous dites en France. Et même en-dessous, tu vois ce que je veux dire. Tu as carte blanche. Par contre, il faudra te méfier de son homme de main. C'est un certain Victor, ancien para ou quelque chose d'approchant, qui a trempé dans les services spéciaux. Pas net, très dangereux et entièrement dévoué à son patron. Ça fait quinze ans que Dubuisson et lui forment une équipe genre "la tête et les jambes". C'est probablement Victor qui a foutu le feu à l'usine. J'ai eu l'assurance que l'Irlandais et Félipé n'ont pas mis les pieds dans ton bled breton.
- Mon bled, vite dit. J'ai pas l'intention de m'éterniser. J'ai déjà refroidi un petit journaliste qui en savait trop, sans d'ailleurs trop le savoir.
- C'est lui le grain de sable ?
- Négatif. Le grain de sable, c'était l'ancien directeur de l'usine qui, mécontent d'avoir son sac, s'apprêtait à faire chanter Dubuisson, preuves à l'appui. Lequel l'a fait occire ou plutôt griller.
- Alors, il n'y a plus de grain de sable ?
- Si, si. Le problème, c'est l'ancienne maîtresse de l'ex-directeur. Elle a récupéré, je ne sais pas encore comment, les preuves...
- Je t'ai dit, "Pas de témoin !". Donc, tu te débrouilles pour effacer toutes les traces des manigances de Dubuisson. Tu effaces tout, compris ? J'ai bien dit, tout, témoins y compris. C'est enregistré ?
- C'est comme cela que je l'avais entendu, monsieur Turturo.
D.C.A a sans doute répondu un peu vite. Par instinct, par réflexe professionnel qui consiste à ne jamais contrarier son commanditaire. Les instructions de Turturo viennent ainsi contrarier un nouvelle logique issue des pensées brouillées de D.C.A. Déjà, il vient d'oublier de préciser que Katell a repris à son compte le chantage de son ex.
- Et puis basta ! s'énerve D.C.A.
Impasse des goélands, il devrait y avoir de la lumière. Pourtant aucune fenêtre n'est éclairée, Katell est déjà partie. Avec rapidité et dextérité, D.C.A ouvre la porte d'entrée. Sa lampe torche balaie le salon-salle à manger. L'ameublement est limité au strict nécessaire : un canapé écossais fatigué, deux poufs rescapés des années soixante recouverts de skaï, une table basse dont le placage en bois part en morceaux, une télévision portable posée à même le sol, des CD, des disques près d'une radio cassettes. A l'intérieur d'une armoire bretonne qui appelle de toutes les veines de ses vieilles planches un peu de cire, des vêtements sont jetés en désordre. Négligence ou précipitation ? Des affiches de cinéma - "Love story", "Un été 42" - punaisées aux murs luttent contre l'âge certain du papier peint dont les motifs livrent bataille avec les auréoles d'humidité. L'atmosphère de la maison révèle que la vie est ailleurs. Sans doute la vie se résume-t-elle à la grande penderie de la chambre au premier étage où Katell suspend ses toilettes de poupée vieillie, à la salle de bains saturée de produits de beauté, à ce lit dans lequel, selon la rumeur, tant d'hommes seraient passés.
Dans combien d'heures reviendra-t-elle ? D.C.A n'a plus qu'à attendre.Après avoir exploré l'étage, il redescend et s'installe dans la cuisine. Il éteint sa lampe portable. L'éclairage d'un lampadaire de la rue dispense une lumière feutrée. Dans l'évier, la vaisselle s'entasse. Il s'assoit devant la petite table juste en dessous de la fenêtre d'où l'on voit, entre les pignons des maisons voisines, une partie du port. Les chalutiers côtiers s'alignent coque contre coque, l'ombre de leurs superstructures fondues dans les éclairages au néon des cafés et des rares boutiques. De l'autre côté du bassin, l'enseigne de l'hôtel de la plage éclate dans la nuit. D.C.A confisque dans le réfrigérateur l'unique bouteille de boisson gazeuse. A mesure que la saveur citronnée lui imprègne les papilles, puis la bouche toute entière, son imagination le renvoie aux photos noir et blanc. De quand datent-elles ?
Il remonte dans la chambre de Katell et fouille plus méticuleusement la penderie. Il écarte les vêtements un à un. Qu'espère-t-il découvrir ? Il se retourne. Une petite commode surmontée d'un miroir et surchargée de poupées folkloriques poussiéreuses renferme la lingerie. D.C.A continue sa fouille sous le faisceau de la lampe de poche. Aucune trace de l'accastillage dont Katell est affublée sur les photos. Et pour cause, elle a abandonné ces jeux périlleux. Mais D.C.A l'ignore et des images dansent devant lui. Les photos s'animent et le corps de Katell se met à jouir.
Soudain, un bruit parvient du rez-de-chaussée. Katell a glissé sa clé dans la serrure, la porte d'entrée s'ouvre. D.C.A regarde sa montre. Il est vingt-deux heures quarante-cinq. Il s'attendait à une plus longue attente. Il saisit sa dague et se plaque contre le mur. De la pièce du bas ne parvient aucun éclat de voix, Katell est seule. Elle monte l'escalier, D.C.A entend des sanglots. L'agression qu'elle vient de subir l'a choquée. Elle a conduit au jugé, pressée de rentrer, de se laver, d'effacer les traces de l'attaque. D.C.A est tapi derrière la porte. Katell allume la lumière et se dirige vers la salle de bains. Une opaline diffuse une douce lumière rose. D.C.A entend l'eau couler dans la baignoire, Katell se déshabille. C'est au moment précis où son corps dénudé passe sous la pâleur du plafonnier que D.C.A sort de sa cachette, se précipite derrière elle et lui plaque la main sur la bouche, la dague menaçant sa gorge. Le miroir renvoie le visage de l'agresseur. D.C.A articule lentement un ordre.
- Tu ne cries pas et tu te mets à genoux. D'accord ?
Le tueur appuie l’arme blanche un peu plus sur le cartilage de la trachée. Une goutte de sang perle sur la peau du cou de Katell.
- D'accord ? répète-t-il.
Katell balance doucement la tête et se laisse tomber, résignée tandis que D.C.A relâche sa pression. Elle est aux pieds de cet inconnu, une fois de plus esclave.
- Ouvre la bouche !
Katell obtempère. Des larmes glissent le long de son visage défait. D.C.A lui glisse le canon du Sauer entre les mâchoires.
- Bon ! Tu n'es qu'une pute qui s'est cru maligne. Je vais te poser une question et tu réponds. On passe à la suivante, et tu réponds. Et ainsi de suite. Ça te va comme petit jeu ?
Katell opine de la tête, le silencieux du pistolet claque contre ses dents.
- Première question : tu connais Dubuisson ?
Katell ne s'attendait pas à entendre prononcer ce nom. Sa tête monte et descend une nouvelle fois.
- Bien. Je vais te montrer quelque chose. je retire mon arme, mais au moindre cri, au moindre geste, je t'abats.
D.C.A retire lentement le silencieux. Katell tremble. La lumière révèle l'usure de son corps qui n'est plus celui des photos. D.C.A s'aperçoit que la peau est moins souple, le visage plus creusé. Katell se tient immobile, résignée.
- Tu restes dans ma ligne de mire, ne bouge surtout pas, lui intime-t-il en allant chercher les clichés qu'il avait posés sur la commode. Il revient et les jette sur le carreau de la salle de bains. Katell s'attendait à tout de sauf à voir resurgir les images de ses anciennes turpitudes. Comment sont-elles tombées dans les mains de cet inconnu ? Que veut-il ? Katell est terrorisée.
- Ramasse-les, ordonne D.C.A
Katell s'exécute en s'agenouillant. Des larmes coulent sur le papier glacé. D.C.A regarde cette femme défraîchie à ses pieds. Bien loin de ses fantasmes. Il est saisi de quelque chose qui pourrait ressembler à une sorte de pitié, prend le peignoir en éponge accroché à la porte et le lui met d'autorité sur les épaules.
- Couvre-toi et relève-toi ! J'attends tes explications, non pas à propos de ces photos, mais au sujet de tes relations avec cette crapule de Dubuisson.
- Je vais vous expliquer.
Katell se relève, enfile le peignoir, penche son buste et pose les mains sur ses genoux endoloris. Son corps qui a retrouvé un semblant d'aplomb s'appuie sur celui de D.C.A
- On se calme. J'attends des explications. Rien d'autre. Vu ?
Katell essaie de prendre l'avantage. L'homme paraît froid et déterminé, mais elle a perçu une hésitation.
- De la manière dont ça a commencé tout à l'heure, je pensais que...
- Ta gueule. Tu penses mal !
- Vous allez me tuer ?
- Y'a des chances. J'ai pas l'habitude de laisser des témoins derrière moi, réplique, glacial, D.C.A.
Et pour prouver sa détermination, il lui allonge une gifle tellement forte qu'elle valse sur le lit. Il lui pointe aussitôt le canon de son arme sur la tempe.
- Maintenant, et vite, je veux savoir comment tu es au courant des magouilles de Dubuisson ! Tu me craches tout, sinon ce qui se passait sur les photos seront des chatouilles en comparaison avec ce que je risque de te faire subir. Et ce sera au-delà de tes capacités de résistance. Compris ?
Bien sûr que Katell a compris. Elle se ressaisit, la peur donne parfois de l'audace. Elle joue son joker en misant sur une éventuelle faiblesse du tueur.
- Qui vous envoie ? ose-t-elle interroger.
- Qu'est-ce que ça peut te foutre ?
- Sûrement pas du camp de Dubuisson ? questionne Katell comme si elle se jetait à l'eau.
- Qu'importe le camp, c'est moi qui interroge. Alors raconte !
- Par le début ?
- Tu commences par où tu veux. L'essentiel, c'est que j'aie la totalité de l'histoire.
- Bon, j'avais un ex, Francis Kervella, directeur de la conserverie de Pors Meur. Il a été viré par Dubuisson. Entre lui et moi c'était fini depuis pas mal de temps, mais il y a des personnes, comme ça, qu'on n'oublie pas et qu'on ne perd pas de vue. D'ailleurs, ça m'a fait un sacré choc quand j'ai appris sa mort dans l'incendie de sa maison.
- Sa mort ou son exécution ?
- Son meurtre, vous avez raison. Il a été tué parce qu'il a essayé de se venger.
- Et vous, vous avez repris le chantage pour vous venger à votre tour ?
D.C.A s'est exprimé en usant du vouvoiement. Inconsciemment, à sa propre insu.
- J'ai fait du chantage à mon tour, uniquement pour le fric. Ça vous surprend, mais c'est la vérité.
- Vous savez à qui vous vous attaquez ?
- Oui, je sais. A ce salopard de Dubuisson et j'ai décidé de lui faire cracher son sale pognon.
- Mais c'est lui qui va vous faire cracher votre sang !
- Je prends le risque.
- Vous êtes irresponsable ou quoi ? Et l'usine ?
- Quelle usine ?
D.C.A lui envoie une nouvelle gifle qui la projette sur le lit.
- Je sais que tu as été à l'usine le soir de l'incendie. Si tu n'accélères pas ton récit, Shéhérazade, je vais perdre patience ! Alors crache vite le morceau !
- Hé bien…Ce soir là, j'étais partie essayer de décrypter des disquettes de Kervella. Comme elles étaient codées, il a fallu que je me rende dans son ancien bureau. Dubuisson en personne était dans l'usine avec deux hommes. C'est eux qui ont mis le feu et organisé une mise en scène pour faire croire que l'incendie avait été allumé par les pêcheurs.
- Et t'as pas cramé avec le reste ? Ils ne t'ont pas repérée ? Tu serais pas en train de te foutre de ma gueule des fois ?
- Non, c'est la vérité. J'ai réussi à quitter les lieux de justesse.
- Comment t'as eu les disquettes ? Comment se fait-il que j'ai récupéré des choses très intéressantes sur le sujet, dans la cahute du marchand de crabes ? C'est une de tes conquêtes ?
- Il n'y est pour rien. C'est mon cousin, il n'a rien compris. Il est en dehors du coup. Il faut le laisser tranquille.
Katell se prend une tape en plein visage. Du sang perle à la commissure de ses lèvres.
- Les ordres, c'est moi qui les donne. Dans tes petites soirées, t'étais habituée à obéir, tu continues !
Katell a décidé qu'elle ne se laisserait pas faire. Elle repart à l'attaque. C'est du reste sa seule chance. Sa voix devient sûre. Elle le tutoie de colère.
- Vas-y ! Mets à exécution tes menaces. Cogne puisque ça te fait bander ! J'ai l'habitude. Par la faute de ce fumier de Dubuisson, j'ai été à deux doigts d'y passer. Il m'avait livrée à trois sadiques qui m'ont complètement esquintée. Voilà la vraie raison de mon chantage. Faire payer ce porc. Maintenant, frappe !!
Le tutoiement a enclenché comme un réflexe chez D.C.A. Il pointe le gros calibre vers le genou de Katell. Son index vient d'appuyer sur la gâchette pour lui faire sauter la rotule. La double détente lui permet un dixième de seconde d'hésitation. Katell le fixe droit dans les yeux. Elle n'a plus peur. De toute façon, c'est trop tard pour avoir des états d'âme. D.C.A appuie sur la détente en faisant dévier le canon de l'arme vers le miroir de la salle de bains qui explose en une myriade d'éclats de verre. L'un d'eux atteint le plafonnier en opaline qui se brise à son tour. Katell sursaute. D.C.A ne fait qu'un commentaire bref.
- Vous avez de la chance !
Il range son flingue dans son étui.
- Dubuisson va vous envoyer un tueur, le même probablement que celui de Kervella. Il va falloir vous mettre au vert.
Katell, depuis la détonation s'est calmée. Quelque part, elle sait qu'elle peut bénéficier d'un répit.
- Au vert ? Vous ne pensez pas que j’y suis assez au vert ici ?
- Va falloir trouver encore plus vert. Faites preuve d’imagination. Au fait, où sont les preuves que vous détenez ?
- Dans mon bureau, à Quimper. Planquées parmi des dossiers. Je peux les récupérer demain.
Katell regarde sa montre
– Enfin, tout à l’heure.
- Je peux faire confiance ?
- Si vous n’avez pas confiance, vous devriez rester avec moi.
Katell essaye de le retenir. Elle commence à ouvrir son peignoir. D.C.A décline l’invitation.
- Je n'étais pas venu pour ça...
D.C.A s’en va et rejoint l’hôtel de la plage. Il est une heure du matin. Il retrouve Vanessa endormie dans son lit. Il la secoue.
- Qu'est ce que tu fous ici ?
– Mon fiancé m’a virée et comme je ne savais pas où aller, minaude la jeune serveuse du Las Vegas. Et puis, j’ai pensé que quand tu auras terminé ton reportage, tu pourrais m’emmener avec toi à Paris.
- Tu penses trop, petite. C’est pas parce qu’on a baisé qu’on va vivre ensemble !
- Je ne te demande pas ça..
- Encore heureux !
- Juste de la compréhension.
- Ma compréhension sur ces trucs là est très limitée. T’as un joli petit cul, mais tu te trouves une autre agence de voyage. Clair ! Maintenant tu dégages, j’ai sommeil.
- Vous êtes tous des salauds !
Vanessa claque la porte, ses quelques vêtements à la main, autant dire pas grand chose.


Chapitre XXVIII


Dimanche

Allongé sur un matelas à la propreté douteuse, le corps recouvert d'une couverture grise rêche, Didrouz laisse ses yeux se perdre dans les craquelures et les cloques du plafond. La cellule où il est enfermé sent le rance. Il dénombre les auréoles que des gouttes d'humidité ont imprimées au fil des années dans le plâtre. Unan, daou, tri, pevar, pemp, c'hwec'h, seizh, eizh, nav, dek… Il compte les taches comme on compterait des moutons. Pour passer le temps et atténuer l'angoisse de la solitude.
Loin, très loin, comme étouffées, il devine les rumeurs du commissariat : des hommes qui parlent, des portes qui claquent, des pas, des appels, le moteur d'une voiture dans la cour. Où sont les autres ? Sa mère, la fleuriste, les voisins, le boulanger ? Est-ce qu'ils ont été gardés en prison eux aussi ? A part le policier revêche qui est venu lui apporter à manger, Didrouz n'a vu personne. Il n'a pas pu avaler une seule bouchée de la pitance.
Il fixe le plafond en ramenant la couverture jusque sous son menton. Il fait froid et humide. Didrouz à l'habitude d'explorer le plafond avant d'éteindre la lumière et de s'endormir. Cela peut durer des heures. Dans sa chambre à Pors Meur, les lattes de lambris qui, avec le temps, ont pris une chaude couleur blond foncé, dessinent des plages et des rivages. La mer descendante laisse le long des rochers - les nœuds du bois - des traces concentriques. Le plafond, c'est son livre de chevet. Didrouz y voit aussi des montagnes et des vallons, des soleils couchants, des cratères de volcans. C'est comme cela qu'il voyage, lui qui n'a jamais dépassé les limites de la Bretagne, lui qui n'a jamais été plus loin que Rennes. Et encore, à Rennes, il n'a pas vu grand chose, en dehors de l'hôpital. C'est là qu'on l'a conduit en hélicoptère après l'accident sur le bateau. Il ne se souvient de rien, mais il sait qu'il est resté huit heures sur la table d'opération et trois jours dans le brouillard le plus complet. Après il lui a fallu vivre deux mois dans une coque de plâtre, figé comme dans un sarcophage.
Le regard de Didrouz est attiré par une forme familière que dessine une fissure juste au-dessus de sa tête. C'est comme une île. On pourrait la scinder, de part et d'autre d'une ligne verticale allant du nord au sud, en deux parties d'égale superficie. Chaque partie ressemble à une tête de chien de profil. A l'ouest, c'est un danois, féroce, prêt à attaquer. A l'est, un fox terrier, l'air plutôt bonasse. Didrouz sourit. Il aime les chiens, mais sa mère n'a jamais voulu qu'il y en ait un à la maison. "Ça salit partout, ça saute et ça laisse des poils. Et puis, il y a les puces et il faut le nourrir. On n'a pas les moyens !".
Didouz revoit les images de son arrestation, du chien de la coiffeuse, piétiné sous la botte d'un policier, ensanglanté, mort. Pauvre Fri du, un bon compagnon, un brave petit clébard qui l'accompagnait souvent dans ses promenades sur la grève. Des larmes lui montent aux paupières, il ne peut pas les réprimer.
Didrouz est redevenu enfant. Un enfant perdu au milieu d'une forêt dense et hostile. Il se raccroche à l'île que le hasard a tracée au plafond. Cette fente qui serpente, qui sillonne le vieux plâtre, ressemble à s'y méprendre en Australie.
En rangeant les poubelles, Didrouz a trouvé, il y a quelques années, dans un vieil atlas, un chapitre qui décrit cette grande île. Le pays des aborigènes, des ornithorynques, des kangourous, des phalangers et des wombats. Un pays si vaste qu'il forme un continent. C'était un très vieil atlas, il n'y avait que des photos en noir et blanc, l'imagination de Didrouz avait mis des camaïeux de bleus et d'orange sur les cieux immenses et du rouge sang sur la terre qui s'étire jusqu'à l'infini. La découverte de ce pays lointain a déclenché un choc chez Ferdinand. Il est sûr qu'autrefois, le père s'est installé là-bas, à Darwin, à la base de l'oreille du chien danois. Alors Didrouz est devenu incollable sur Darwin et le Territoire du nord. Il sait qu'entre mai et octobre, il ne faut surtout pas se baigner autour de Darwin, la mer est infestée de méduses venimeuses et de crocodiles. Didrouz l'a lu dans l'atlas. Au nord est, de l'autre côté de l'océan, Didrouz sait qu'il y a la Papouasie, une île en forme de dinosaure. Mais au plafond de sa cellule, à la place de la Papouasie, pend un fil électrique et une ampoule sans abat-jour.
Si Didrouz fixe avec tant d'obstination les territoires tracés au-dessus de sa tête, c'est pour ne pas se laisser gagner par la panique. Il veut continuer à naviguer encore dans l'imaginaire pour retarder le moment d'accoster dans la réalité. Mais la nuit est en train de tomber, l'ombre envahit le réduit où il est enfermé, personne ne vient allumer l'ampoule. Les côtes d'Australie s'effacent de sa vue, comme s'il était à bord d'un bateau qui s'éloigne pour prendre le large. Le souvenir du corps ensanglanté de Kervella fait irruption sur le grand écran de ses pensées, en surimpression se dessine le visage de Katell. Didrouz se met à trembler et à claquer des dents. Il est envahi par une oppression qui maintient chaque centimètre carré de sa peau dans un étau dont l'emprise se resserre davantage toutes les secondes. Le visage de Katell douloureux et suppliant devient gigantesque. Elle appelle Didrouz au secours. Didrouz est paralysé, muet. Maintenant qu'il ne peut plus veiller sur elle, il est sûr qu'il va lui arriver malheur. "Ce sera ma faute !".
Didrouz a encore quelques heures à trembler. Demain, en fin d'après-midi, un gardien viendra lui annoncer qu'il est libre. Il sera pourtant trop tard pour revoir Katell...


Chapitre XXIX



Victor approche de Pors Meur. C'est le petit matin. La radio marche à fond depuis des heures, pas question de s'endormir au volant. C'est la troisième fois en une semaine que l'homme de main de Dubuisson fait cap à l'ouest, cela finit par devenir une habitude. Les deux missions précédentes - l'envoi de Kervella en orbite dans sa soucoupe et le fest noz de l'usine - avaient été parfaitement réussies. Il n'empêche, Victor a un pressentiment quant à l'issue de cette expédition. "On dit : jamais deux sans trois, mais je me demande si cette troisième fois n'est pas une fois de trop. Tout ça devient foireux. J'ai comme l'impression que Dubuisson est en train de déjanter". L'ancien artificier est saisi d'un énorme doute, tout en se remettant pour l’énième fois la cassette audio d'un roman porno-romantique intitulé "Le plus court chemin vers l'érection". Il le connaît par cœur.
"Elle était sûre désormais que ses sentiments n'avaient pas changé à son égard. Elle était blottie dans ses bras vigoureux qui l'entouraient comme les murs d'une forteresse. Elle ressentait le même trouble que lorsqu'elle avait vingt ans. Il l'embrassait avec fébrilité, lui arrachait le foulard de tulle rose qui retenait ses longs cheveux, lui ouvrait un à un les boutons qui fermaient son cardigan. Elle avait la gorge presque nue, il la dévorait des yeux… ".

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L'avant veille, Victor avait déjeuné comme convenu avec son patron dans le quartier de l'Étoile, au Pré Fleuri, la cantine parisienne des deux compères Au sujet du chantage dont il était l'objet, Dubuisson avait donné des consignes on ne peut plus claires : "Il faut é-li-mi-ner". Mais Victor était sorti de table sans en savoir davantage sur l'identité ou les probabilités d'identité de l'auteur de la fameuse lettre postée de Quimper. Dubuisson, avec cette sorte d'inconséquence qu'il manifestait dans les situations les plus périlleuses, lui avait simplement lancé :
- A toi de jouer. Je compte sur ton talent pour dénicher ce nuisible et lui faire la peau.
Dubuisson, comme d'habitude, misait sur l'astuce et les réseaux de son chauffeur-garde du corps, un orfèvre en matière de charges explosives, scalpels et coups tordus de toute sorte. Mais Victor avait si peu d'éléments pour commencer sa mission qu'il redoutait de pédaler dans la semoule pendant un bon moment. Or Dubuisson avait été clair, il fallait que tout soit bouclé dimanche. Il ressortait des renseignements donnés par Dubuisson que le maître chanteur avait forcément des accointances avec feu Kervella. C'était tout, et c'était peu de chose. Il faudrait donc fouiller dans la vie de l'ex-directeur de l'usine, ce qui ne semblait pas évident à priori, étant donné qu'il ne restait actuellement du Francis et de sa baraque que quelques rares molécules en suspension au-dessus de Pors Meur.
Une fois le repas traditionnellement achevé par un nègre en chemise, Victor avait déposé un Dubuisson repu rue de la Faisanderie, puis il avait troqué la Mercedes, remisée momentanément au garage, pour un monospace équipé pour les tâches spéciales. Outre de multiples cachettes pour les armes et autres matériels sensibles qui ne devaient à aucun prix être découverts lors de contrôles policiers, le véhicule était doté d'un système qui permettait de dissimuler dans le plancher un individu, vif ou mort, selon les circonstances. Il aurait fallu désosser tout l'intérieur du monospace pour découvrir l’astucieuse cache. Victor s'était constitué en outre un jeu impressionnant de plaques d'immatriculation, elles-mêmes habilement masquées dans le double capitonnage du plafond. Il suffisait de faire son choix parmi cet échantillonnage - il y avait aussi des immatriculations étrangères -, l'opération de remplacement ne durait que quelques secondes grâce à un système de clip. Bien entendu, Victor disposait d'un stock de papiers officiels collant avec les identités successives du véhicule. L'ingénieux sbire de Dubuisson avait réalisé l'ensemble de ces aménagements lui-même. Il était très fier du résultat et avait de bonnes raisons pour cela.
Victor avait procédé au check-up du véhicule avant de quitter Paris pour le Midi, lieu de la mission de ce samedi. Voyage de routine en quelque sorte. Il s'agissait d'opérer le recouvrement, auprès d'une demi-douzaine de correspondants, d'importantes sommes en liquide. Pendant tout le voyage, il n'avait cessé de penser au maître chanteur de Pors Meur, de se creuser la cervelle comme on vide un os à moelle. En vain. Il n'avait pas pu déceler le moindre petit fil qui dépasse et qu'il aurait pu tirer pour dérouler le reste de la bobine. Comment retrouver trace des familiers de Kervella ? Il ne restait plus rien de la Soucoupe, plus le moindre document, le moindre indice. Tout avait grillé. Victor se disait qu'il avait fait là un travail parfait, trop parfait en l'occurrence. Du zéro défaut, du grand art. Mais aussi du zéro indice, désormais. Moyennant quoi le fait de savoir qu'il restait l'as des explosifs ne résolvait pas le problème du moment : trouver l'auteur de la lettre et le neutraliser. Il était hors de question d'aller interroger qui que ce soit à Pors Meur. Beaucoup trop dangereux. Il fallait agir dans la plus grande discrétion après tout ce qui s'était déjà passé.
C'est en roulant sur la corniche de Cassis, ville où se situaient la majorité de ses contacts que Victor s'était souvenu qu'un de ses complices du Groupe XF - du temps de ses heures de gloire dans les services de l'ombre - coulait désormais des jours paisibles comme chef des renseignements généraux à Brest. Celle ville n'était pas si loin de Pors Meur, au fond. Il y avait peut-être une opportunité à creuser de ce côté là.
De sa voiture, il avait appelé le standard des renseignements généraux de Brest, il avait demandé son ancien collègue, mais celui-ci n'était pas au bureau. Victor s'était énervé, car il ne voyait pas comment il allait pouvoir sortir de l'impasse dans laquelle Dubuisson l'avait fourré. Deux heures après, il avait de nouveau appelé et cette fois, il avait eu son ami au bout du fil. Il lui avait expliqué qu'il cherchait des renseignements sur un certain Francis Kervella qui était mort quelques jours auparavant dans l'incendie de sa maison à Pors Meur.
- Oui, oui. Je suis au courant de cette affaire, la maison qui a explosé ! La fuite de gaz ! avait rétorqué le patron des R.G. d'un air moqueur. Mais qu'est-ce que tu as à voir avec ce mec ?
- L'usine qu'il dirigeait appartient au groupe industriel pour lequel je travaille.
- Ah bon ! Tu fais toujours dans la sécurité, Totor ?
- Oui, oui, plus que jamais, avait répondu Victor sans s'étendre davantage. Ce qui m'intéresse c'est d'identifier les personnes que fréquentait Kervella, ses amis, ses intimes.
- Compris mon pote ! Je ne te demande pas pourquoi tu veux tout ça, c'est ton affaire. Je vais demander aux R.G de Quimper de sortir le dossier de ton Kervella, s'il en a un. Je te rappelle dès que j'ai quelque chose.
Victor avait eu le temps de relever quelques compteurs autour de Marseille, d'avaler à la hâte un en cas, puis son interlocuteur brestois l'avait assez vite rappelé.
- J'ai des informations pour toi. Ton Kervella a bien une fiche chez nous. Il militait chez les maoïstes en 68. Quelques temps plus tard, on le retrouve au P.S.U, puis au P.S où il a cessé toute activité il y a une dizaine d’années. Parcours classique en somme. Il était séparé de sa femme, une prof…
- Bon, bon, merci ! Mais c'est pas du tout ce que je cherche, avait interrompu
Victor, en cachant mal son agacement.
- Du calme ! On y arrive ! T'as pas changé Totor, toujours aussi impatient, hein ? Eh bien, tu vas être content ! J'ai tout ce qu'il te faut. Ton Kervella était du genre loup solitaire ; pour nous, c'est plus facile à pister. A part quelques simples relations à la chambre de commerce de Quimper - essentiellement des joueurs de golf -, il faisait des rencontres nocturnes et sans lendemain dans les bars de la région. Exception pour un patron-pêcheur avec lequel il semblait sympathiser. Mais surtout, il a eu une liaison avec une certaine Katell Tevenn. C'est à notre connaissance les deux seules personnes que Kervella fréquentait assez régulièrement.
- D'accord, d’accord. Le patron-pêcheur, tu en sais un peu plus ?
- J'y viens, j'y viens, Totor !
- C’est un prénommé Jean-Michel, un agitateur que nos services surveillent de près en ce moment. Il a perdu son bateau accidentellement, il est couvert de dettes. C'est l'un des meneurs de la révolte des pêcheurs. Entre Kervella et lui, ça ne devait pas être plus qu'une camaraderie de bistrot. Tandis qu'avec la femme, c'était plus sérieux.
- Oui. Comment elle s'appelle celle-là ? J'ai pas retenu… Leurs noms bretons, ils sonnent tous pareil.
- C’est Katell Tevenn. Une femme approchant la quarantaine : vie agitée, alcool, sexe, drogue à l'occasion. Beaucoup de zones d'ombre. Elle a été la maîtresse de Kervella un bon moment. Leur relation était apparemment terminée, mais ils restaient en contact.
- Chapeau, les R.G de Quimper ! J'aurais pas cru qu'il y avait d'aussi fins limiers chez les ploucs !
- Merci pour les ploucs, Totor ! Qu'est-ce que tu crois ? Il n'y a pas que les Parigots qui ont du talent. T'as toujours ton complexe de supériorité, tu ne changeras pas !
- Pouce ! On revient à nos moutons ? Pour savoir tout ça, vous foutez une balise Argos au cul de toutes les louloutes de Bretagne ou quoi ?
- On voudrait bien, remarque ! Mais, non. On a su par la bande que Katell Tevenn était harcelée au téléphone par un cinglé. Elle n’est pas la seule. Il y a un malade qui sévit dans le coin. On l'a mise sur écoute pour essayer de pister le cinglé en question. C'est comme ça qu'on en sait un rayon sur elle. En particulier qu'elle avait des liens avec ton Kervella.
Victor avait béni son ancien collègue du groupe XF qui sans le savoir, venait selon toute probabilité, de lui servir sa future victime sur un plateau. Il avait achevé sa collecte sur la Côte d'Azur et il était rentré à Paris en fin d'après-midi dans son duplex du boulevard Berthier. Le temps de dormir quelques heures, de manger un morceau et il avait repris la route, bourré d’amphétamines, avec pour ligne d'horizon le pays du soleil couchant. Objectif : faire le travail, sans se poser de questions. Bien faire le travail, le mieux possible. Car quand le travail est bien fait, les images données par Dubuisson se multiplient comme les petits pains. Le patron d'Octopia n'est pas regardant, il faut dire qu'il a les moyens.

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"Ils ont tous deux glissé sur le tapis persan devant la cheminée où brûlent quelques belles bûches. Il y a ce chuintement des corps qui se frottent l'un contre l'autre et le bruissement des derniers vêtements arrachés plutôt qu'enlevés. Les lattes du plancher de la vieille demeure craquent sous le poids des deux corps enflammés. Elle replie ses jambes sur les reins de l'homme, il s'enfonce en elle, la fouille, la force. Il la fait jouir...".
Au volant, épuisé par les heures de conduite, Victor écoute la voix étrange qui lit le roman et se projette intérieurement son propre film "Elle replie ses jambes sur les reins de l'homme, il s'enfonce en elle, la fouille, la force. Il la fait jouir...". L'homme, c'est lui. Il inflige à la femme assaut sur assaut. Il s'enfonce en elle par toutes les portes. Elle ne jouit pas, elle souffre, elle hurle de douleur. Elle implore son bourreau de cesser le supplice. Il la menace à l'aide d'un scalpel, la déchire. La lame laboure ses chairs. Le sang coule par à coups entre ses cuisses, sur son ventre, autour de sa bouche. Elle, c'est Katell, sa future proie dont il ne connaît pas encore le visage. La scène ne se passe pas dans une vieille demeure romantique, il n'y a pas de cheminée où brûlent des bûches. La pièce est quasiment vide, les murs recouverts d'une peinture brillante verdâtre, au plafond à côté des lampes d'un scialytique, l’œil noir et bombé d'un objectif qui se meut lentement... Elle, c'est Katell. "Vie agitée, alcool, sexe, drogue aussi. Beaucoup de zones d'ombre. Une femme qui court après le fric". Victor pressent que cette femme est l'auteur de la lettre de chantage. Tout colle, tout se recoupe.
- Elle habite au treize impasse des Goélands, lui avait même précisé son ami des R.G de Brest.
A neuf heures trente, Victor au terme d'un voyage qui lui a semblé interminable, stoppe son véhicule devant la maison de Katell dont il a repéré l'emplacement sur un plan de Pors Meur qu'il s'était procuré à l'occasion de la mission "Soucoupe". La rue est vide. Il essaye d'ouvrir la porte du numéro 13. Elle est fermée à clé. Il sonne, une fois, deux fois, trois fois. Il peste. A l’intérieur, on allume. Une ombre chancelante apparaît derrière la vitre dépolie. Encore sous l'emprise des somnifères, Katell ouvre la porte et par la même occasion celle de son destin : la voici future tragédienne de la prochaine production de Victor, un snuff-movie en sanguinocolor. La scène d'équarrissage du cauchemar de Katell va se juxtaposer au story board de Victor. Mais les films qu'il produit ne seront jamais primés au Festival de Cannes. Pas d'espoir d'une palme pour la starlette sur le retour même à titre posthume.


Chapitre XXX



- La caisse est rase de pesked !
Autrement dit la coupe est pleine. Quand Youenn avait appris que les gendarmes n’avaient rien trouvé de mieux que d’arrêter dans la matinée de samedi les gens du quartier de Didrouz, il était d’abord resté incrédule puis avait violemment réagi.
- Vont finir par nous déporter dans le Larzac avec les chèvres !
Dans un premier temps, il avait essayé de négocier avec la gendarmerie. L’adjudant chef lui avait fait comprendre qu’il avait reçu des ordres et qu’il lui était impossible de relâcher les prisonniers
- Ils sont en garde à vue et ils ne pourront pas sortir avant lundi.
Les raisons de la garde à vue étaient paraît-il graves : détention d’armes de guerre et attentat contre les forces de l’ordre.

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En réunissant son état major au grand complet, Youenn est décidé à en découdre.
- Je considère l’arrestation de Didrouz et des autres comme une provocation. Une véritable déclaration de guerre. Et s’ils veulent la guerre et bien ils l’auront. La manif de Quimper n’a manifestement pas convaincu de notre détermination à ne pas vouloir crever. Eh bien ! De la détermination, on va leur montrer qu'on en a !
Et si on attaquait Rungis ? lache l'un des meneurs.
Il lance l'idée comme on jette un message en bouteille à la mer. Rungis, le grand marché de Paris, le ventre de la capitale avec son pavillon de la marée où se déversent les poissons du monde entier, cela peut être une sacrée idée.
- Rungis ? C'est le truc des agriculteurs ! Mais ils n’ont jamais réussi à y entrer, ils ont toujours été arrêtés avant par la police. Nous, faut innover, faut se démarquer. Faut frapper un symbole beaucoup plus fort ! Vraiment quelque chose de tellement énorme que personne ne pourra imaginer qu'on est capable de le faire, rétorque Jean-Michel.
Youenn approuve.
- Ouais ! T'as cent fois raison. Quelque chose d'énorme ! A Paris ! On jouera à fond l'effet de surprise. On restera dans les mémoires !
L'idée germe là, dans l'arrière salle de Gégé, presque comme un gros canular entre copains. A la seule différence que personne n'a le cœur à blaguer et que c'est on ne peut plus sérieux.
Utilisant le levier de la médiatisation, les chefs de S.O.S Pêche n'ont que leurs bras et leur imagination face à l'impuissance et l'inertie des politiques et des technocrates. Les pêcheurs cherchent un exploit à accomplir, ils sont résolus à "aller encore plus loin" pour que leur insurrection prenne enfin une dimension historique. Le mouvement a déjà ses martyrs, les marins blessés lors de la manifestation de Quimper et ceux qui ont été arrêtés - encore qu'à regarder de près, les fameux marins ressemblent beaucoup à de jeunes casseurs - et puis Didrouz et ses voisins. Les autres ports ont rejoint en nombre suffisant les insurgés de Pors Meur, S.O.S Pêche se sent à point pour tenter le grand schelem : l'attaque d'un bâtiment hautement symbolique de la capitale. La Bastille a déjà été prise quelques siècles auparavant, mais avec de l'imagination, il reste encore des forteresses à faire tomber. Et de l'imagination, dans ces circonstances, les enragés de Pors Meur n'en manquent pas.
Le plan d'attaque est immédiatement ébauché. Le processus sera le suivant : garder l'objectif secret jusqu'à la dernière limite, jouer l'effet de surprise pour s'introduire en force dans la place et détruire. Les cars qui transporteront les assaillants s'arrêteront au Forum des Halles. C'est un lieu qui voit affluer toute l'année des autocars de touristes. Cela paraîtra naturel. Là, les troupes seront lancées à l'assaut par petits groupes et par vagues successives, à quelques minutes d'intervalle. Depuis Les Halles jusqu'à l'objectif, situé entre le Palais-Royal et les grands boulevards, il y a cinq minutes de marche. Les groupes emprunteront des itinéraires différents pour ne pas donner l'éveil. Ils communiqueront par V.H.F et attaqueront la cible dès dix heures du matin.

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D.C.A inspecte une dernière fois sa chambre avant de la quitter : le lit, les deux tables de chevet, la table basse où il avait posé son sac, la chaise, la penderie. Ne laisser aucun indice. Il a essuyé méticuleusement toutes les surfaces qu’il aurait pu toucher et après un dernier coup d’œil, il descend l’escalier et se présente au comptoir où le tenancier l’attend, la note pliée dans une coupelle de bakélite noire. D.C.A avait prévenu de son départ une heure avant, au moment du petit déjeuner. Pas question de filer à l’anglaise, le lien avec le meurtre de Kélou aurait pu être évident, même pour des enquêteurs de troisième zone. En lui présentant la note, Gégé l'interroge précisément sur le journaliste du Pays.
– Vous n’auriez pas vu Kélou ? On n’a pas aperçu le bout de son nez depuis hier matin. Il n’était pas avec vous ?
D.C.A reste silencieux et se contente de régler en fausses coupures de 500 francs.
- Je me demande bien ce qu'il glande, le Kélou ? Ce con est en train de louper la réunion.
- Quelle réunion ? interroge D.C.A
– La réunion de S.O.S Pêche qui se tient en ce moment dans l’arrière salle, ici, derrière. D’ailleurs c’est bizarre que vous partiez, parce que je suis à peu près sûr que vous allez rater quelque chose. Enfin, c'est votre problème.
D.C.A veut rejoindre l'arrière salle, mais deux jeunes matelots qui jouent les gorilles lui barrent le passage.
- Faut pas rentrer !!
D.C.A pourrait passer en force, mais il choisit la voie de la médiation. Inutile, en la circonstance de provoquer un esclandre.
- Il faut que je parle à Youenn. C'est important ! Dîtes lui que c'est de la part de Cioreff.
- Qui ? Ci… quoi ?
- Cioreff,
L'un des matelots, le dénommé Dom, maugrée puis finit par pénétrer dans la salle pour faire la commission.
- Je viens le chercher, répond Youenn.
Deux minutes plus tard, le chef de S.O.S Pêche laissant son état major discuter sur les modalités d'action de l'attaque parisienne rejoint D.C.A à la réception de l'hôtel.
– Salut Cioreff ! Alors il paraît que tu nous quittes ?
- Je vois que les nouvelles vont vite. Mais je ne me serais pas barré sans te dire au revoir. Et puis j’avais un petit cadeau.
D.C.A lui tend une dizaine de feuillets frappés du logo d’Octopia.
- C’est quoi ?
- Quelques tuyaux sur la conserverie, sur le groupe Octopia.
- Dirigé par ce vendu de Dubuisson ! Il est venu plusieurs fois ici pour nous vendre sa salade.
- Eh! bien, Youenn, je crois qu’il avait d’autre projet d’assaisonnement pour la salade.
- C’est à dire ?
- Un complexe touristique avec thalassothérapie. C’est pour cela qu’il a foutu le feu à l'usine
- C’est lui ??
- Et je crois même qu’au départ, pour s’éviter des licenciements, il avait l’intention de faire exploser l’usine en plein jour
- Ah ! Le fumier !!
D.C.A en rajoute pour faire monter la tension de Youenn
- Pourquoi tu me racontes tout ça ? Au fait, comment tu le sais ?
- C'est ça le journalisme d'investigation, mon cher ! Je remonte à Paris. Mon papier est fait, mais je voulais t’en réserver la primeur. Après tout c'est votre histoire
- Eh bien, confidence pour confidence, on a l’intention nous aussi d’aller faire une virée dans la capitale !
Alors tant qu'on y est, je crois qu’on va faire un crochet au siège d’Octopia. Tu n’as qu’à venir avec nous. Info pour info, on te met au parfum, on va s’attaquer à un très très gros morceau. Ça pourra te faire un sacré papelard ! Le départ est prévu dans la nuit. Rendez-vous à deux heures sur le parking de l'abattoir de Quimper.
D.C.A et Youenn se serrent la main. Le tueur laisse entendre qu’ils se retrouveront quelques heures plus tard, mais il ne sait pas vraiment ce qu'il décidera. Auparavant il lui faut passer chez Katell pour récupérer les documents. Peut-être la sautera-il ? Peut-être même l’emmènera-t-il vers Paris ?
Ses incertitudes sont vite réglées. Il se rend impasse des goélands, tape plusieurs fois à la porte, mais personne ne lui répond. Sa première réaction est de penser que Katell l’a trahi. Il s’attend même à trouver sur la table un petit mot dans le style :
"Ce n’est pas que je n’aie pas confiance en l’homme qui m’a épargnée, mais je devine qu’il travaille pour des hommes qui ont les moyens de leurs exigences. Ces documents sont ma seule assurance vie. Je suis partie me mettre au vert. Katell".
Mais, rien. Et à en juger par le désordre de la maison dans laquelle il n'a aucune peine à pénétrer car la porte n'est pas fermée à clé, le mercenaire de Turturo a vite compris qu’un autre scénario s’est accompli. Celui d’une lutte. Table renversée, chaises pieds en l’air, vaisselle cassée, affiches de ciné arrachées. D.C.A, après avoir dégainé son arme, inspecte une nouvelle fois la maison. Aucune trace de Katell, ni au rez-de-chaussée, ni à l’étage. Cela sent l'enlèvement à plein nez. Le sbire de Dubuisson est-il déjà passé avant lui ou est-ce une nouvelle attaque des cinglés d’hier soir, dont elle lui a parlé lorsqu’elle s’est décidée à lui raconter sa vie. Hypothèse facilement vérifiable puisque Katell a reconnu son collègue de travail qui, à l’écart, a dirigé les opérations : Longveau, ce faux-cul béni.


Chapitre XXXI



Stanislas de Longveau habite un manoir néogothique construit à la fin du dix neuvième siècle. Katell a donné l’adresse à D.C.A, facile à trouver. C’est dimanche et le tueur caché dans le parc, mise sur le retour de la messe pour se manifester. En effet, vers midi et demi, le propriétaire des lieux rentre avec toute sa petite famille. Six gosses sortent calmement à la queue leu leu de la voiture, précédés de la mère de famille, un petit bout de femme perdue dans un loden vert, un sac en bandoulière et un foulard de marque sur la tête.
Longveau a la bonne idée de laisser la famille sur la pelouse devant le perron de la maison et d'aller garer sa voiture dans les anciennes écuries. C’est là que D.C.A l’intercepte.
- Qu’est-ce que vous me voulez ?
- Ta gueule. Où est Katell ?
Pour encourager Longveau, D.C.A lui appuie fortement le silencieux de son automatique sur la tempe.
- Je n’ai pas beaucoup de temps, alors tu me dis tout ou bien ta femme et tes mômes vont devoir porter rapidement le deuil !
- Mais…Chez elle, je suppose.
- Perdu ! Autrement je ne serai pas là, connard !
- Pourquoi quelle raison vous adressez-vous à moi ? Et comment suis-je censé savoir où est cette pute ?
- Eh bien ! Nous y voilà ! C’est parce que tu la considères comme une pute qu’avec tes sbires, tu l’as attaquée hier soir et de nouveau ce matin ?
Le noblaillon se met soudain à respirer très fort et à transpirer comme une serpillière
- Hier… C’est possible… Mais ce matin, nous ne lui avons rien fait.
- Tu te fous de ma gueule ?
- On ne lui a rien fait ce matin, vous avez ma parole.
- Je crains que ta parole ne vaille pas un pet de nonne ! A genoux !!
Longveau s’exécute et devient plus liquide encore. Il nage maintenant au milieu d’une marre de sueur.
- Une dernière fois, où est-elle ?
- Mais, Jésus Marie, puisque je vous dis que je n’en sais rien !
- Je vais te tirer une balle dans chaque rotule. Tu ne pourras pas marcher. Si tu as assez de force, tu pourras peut-être te traîner, mais il sera trop tard lorsque tu arriveras à ton manoir, parce que j’aurais rendu visite avant à ta petite famille. Tu piges ?
- Ne faîtes pas cela, ô mon Dieu ! Je vous jure qu’on ne lui a rien fait ce matin.
- On, c’est qui ?
Longveau est exonéré de sa réponse par l’arrivée intempestive d’une voiture. Son conducteur la gare devant le manoir. Longveau semble lâcher un soupir de soulagement. Brézeuil, invité à déjeuner, vient d’arriver.
- C’est qui ce mariole ?
- Monsieur de Brézeuil, commissaire maritime à Pors Meur.
Longveau insiste bien sur le titre, croyant impressionner son agresseur qu’il prend à tort pour une petite frappe.
- Te fatigue pas ! Je sais bien qu’il n’est pas de la police. Mais peut-être fait-il partie de l’épopée d’hier soir ?
Brézeuil monte les marches qui conduisent à la porte d'entrée et tire sur la chaînette qui actionne la cloche de bronze. La porte s’ouvre et l’invité rentre, accueilli par la nuée d’enfants.
- Fausse alerte, tu vois ! Personne ne va venir à ton secours. Bon ! Revenons à nos affaires. Une dernière fois où est Katell ?
- Je ne sais pas. Je ne sais pas non plus pourquoi vous la recherchez. Peut-être pour la tuer. Si c’est le cas, alors je ne vois vraiment pas pourquoi je chercherai à la protéger, vous pouvez me croire.
- Admettons. Mais qui l’a enlevée ?
- Enlevée ? Ça ne m’étonne guère, avec la vie que mène cette pute !
- Ah ! Tu vois, tu recommences !
D.C.A appuie plus fortement le silencieux sur la tempe du hobereau. Il a compris que cet imbécile ne sait rien.
- Bon. T'as le droit à une question subsidiaire. L’adresse de ton agence ?
- Place de la Tourbie à Quimper. Mais pourquoi ?
Cette question reste sans réponse. D.C.A décharge le contenu de son flingue muni d'un silencieux sur Longveau, puis il repart comme il est venu. En faisant vite, il a peut être une chance de retrouver les papiers que Katell a planqués à son bureau.
D.C.A reprend sa voiture garée à une centaine de mètres du manoir et se rend directement à Quimper. Il faut faire vite. Il force la porte d'entrée et fouille sauvagement les locaux. Les preuves sont introuvables. De rage, il sabote l'arrivée de gaz du poêle. Quand l'air sera bien saturé de gaz, c'est à dire dans deux bonnes heures, il appellera au téléphone. Pour obtenir l'effet escompté, il dénude les fils de l'appareil qui sert aussi de répondeur. Il suffira d'une petite étincelle.
Il quitte à toute vitesse les lieux et file rendre la voiture à l'agence de location. Puis, d’une cabine téléphonique discrète dans une rue près de la gare où ne passe pas un chat, il déclenche l’explosion. "Bien fait, vite fait, voilà qui n’est plus à faire. Un petit break sera le bienvenu" se dit-il. Dans la foulée, il prend une chambre d’hôtel dans le quartier, histoire de décompresser jusqu’au rendez-vous avec les pêcheurs. Il a fait une croix sur son projet de retrouver vivante Katell. Mais il s'en veut. Il aurait du rester avec elle et il aurait complété l'exploration du Kama-sutra local par quelques nouvelles positions.


Chapitre XXXII


Nuit de dimanche à lundi

Sur ordre de S.O.S Pêche, les marins se préparent, avec vingt-cinq ans de retard et en plein hiver, à faire leur mai soixante-huit. Le départ pour Paris a été fixé à deux heures du matin sur le parking de l'abattoir de Quimper où une froide bise à laquelle se mélangent des gouttes épaisses, souffle du nord est. Pas l'ombre d'une ombre de flics - même en civil - dans les parages. A croire que la police a ordre de laisser faire. Les cinq autocars loués pour transporter les insurgés vers la capitale sont garés en ligne le long d'un mur surmonté par deux rangées de barbelés. Le parking a tout à coup pris des allures de camp militaire en phase de repli. Youenn s'est promu général. Le voilà qui donne des ordres, répartit les rôles, fixe les objectifs.
- Les gars, pas trop de bordel dans les cars ! Et dès qu'on sera à Paris, restez groupés !
Des ombres passent, affairées. Au fur et à mesure de leur arrivée, les hommes remplissent les véhicules après des adieux ébauchés ou pas d'adieux du tout à leurs familles venues les conduire en voiture. Ici, on ne s'épanche pas.
L'équipement des manifestants est à la mesure de la créativité de chacun : casques de motocyclettes, bandanas anti-lacrymogènes, chaussures de sport, piles de journaux à glisser sous les vêtements pour amortir les coups de matraque. Et instruments divers : chaînes, manches de pioche, gaffes, gourdins, fusées de détresse, fusées lance-amarres, fumigènes, nappes de filets pour casser d'éventuelles charges des policiers qui doivent s'emmêler les pieds dedans, pots de peinture pour arroser les forces de l'ordre, gouttes oculaires contre les bombes lacrymogènes. Les marins ne manquent pas de matériel, encore moins de bravoure. Rompus dans leur métier à affronter les éléments, à côtoyer les dangers et à flirter avec la mort, aguerris par la manifestation de Quimper, rien, en réalité ne peut désormais les faire reculer.
Jean-Mich' intercepte un jeune marin qui tient un jerrican à la main.
- C'est quoi ce que tu transportes, Yann ?
- De l'essence, pour les faire tous cramer !
- Eh oh, t’es complètement taré ! T'as trop regardé la télé ! Si tu viens avec nous, tu laisses ta citerne et tu te calmes, compris ?
Le jeune marin marmonne quelques propos incompréhensibles et d'un moulinet, balance son dangereux bagage dans le fossé.
De Quimper à Paris, il faut bien sept heures de route, les esprits vont avoir le temps de s'échauffer d'autant que les réserves d'alcools ballastent les cars. Des packs de canettes de bière encombrent les travées. Quant aux autres provisions de bouche - sandwiches à l'andouille de Guémené, kouign amann, galettes de blé noir -, elles ont été généreusement offertes par les avitailleurs de Pors Meur.
Youenn sent les hommes fiévreux, tendus dans l'attente. "J'espère qu'on arrivera à les maîtriser jusqu'à Paris. Après… ?" songe-t-il, non sans un fond d'inquiétude. Des voix rauques, des appels brefs percent la nuit. Les équipes sont constituées. D.C.A arrive sur ces entrefaites.
- Tiens, te v'la toi ! lâche Youenn.
D.C.A a perçu le ton un peu railleur.
- Une promesse est une promesse. Je t'ai dit que je viendrai, je suis là.
- Allez ! Tu montes dans mon karr-boutin. C'est un direct pour Octopia. En guise de hors d’œuvre, on va régler nos comptes avec ce fumier de Dubuisson. Je vais le mettre minable et tu prendras la photo, hein ! Cioreff ?
Les marins s'entassent dans les bus comme s'ils partaient à la noce. Une sacrée noce ! Et dire que la mariée du deuxième arrondissement n'est même pas au courant ! On bourre les soutes. Une bombarde lance un air de jabadao. Les notes aigrelettes se mélangent au son des autoradios, réglés au maximum. Les hommes qui se sont entassés dans le premier autocar entonnent en chœur la chanson de Yan Ber Calloc'h et Jef Le Penven.

Me zon gannet é kreiz er mor
Tèr lèu ér mez ;
Un tiig gwenn duhont em-es,
Er benal' gresk étal en nor
Hag el lann e hol en anvez.
Me zon gannet é kreiz er mor
E bro Arvor

Je suis né au milieu de la mer
Trois lieues au large ;
J'ai une petite maison blanche là-bas,
Le genêt pousse près de la porte,
Et la lande couvre les alentours.
Je suis né au milieu de la mer
Au pays d'Armor.

Me zad e oé, èl é dadeu,
Ur martelod;
Béùet en-des kuh ha diglod,
Er peur ne gan den é glodeu,
Bamdé-bamnoz ar er mor blod.
Me zad e oé, èl é dadeu,
Stleijour-rouédeu...

Mon père était comme ses pères,
Un matelot.
Il a vécu obscur et sans gloire,
Le pauvre, personne ne chante ses louanges,
Tous les jours, toutes les nuits, sur la mer ondoyante.
Mon père était comme ses pères,
Traîneur de filets...


Les chants s'évanouissent dans la nuit, tandis que les portes se referment et que les cars, chevaux de Troie où règne déjà une chaleur moite, s'ébranlent dans la nuit. D.C.A s'est installé sur la première banquette juste derrière le chauffeur, son paquetage sur le siège voisin histoire de décourager tout marin qui aurait voulu s'y asseoir et aussi histoire d'avoir son arsenal à portée de la main. Inutile précaution, le convoi ne trouvera sur son passage pas le moindre contrôle, pas le moindre barrage de police. Quant à Youenn qui occupe la place habituellement réservée au guide, il fignole, en liaison V.H.F avec les autres bus, le plan de bataille. Il ajuste les derniers détails avec Jean-Mich' auquel il a délégué son commandement pour l'attaque de l’objectif principal.
Les "crincrins bretons", comme il les nomme avec dédain, commencent sérieusement à exaspérer D.C.A Pas question de tenir sept heures à ce rythme là. Il sort son baladeur CD et programme en repeat, l'un des disques phares de Miles Davis : Tutu. Dans sa demi-léthargie, se mêlent bombarde et trompette jazz. Le front collé à la vitre, il se laisse envoûter par la signalisation de l'autoroute qui défile sur ses paupières à demi-closes. Les pointillés de la signalisation tracent comme des messages lumineux lancés par le projecteur d'un navire. Pourtant, il n'y a aucun message à déchiffrer. Peut-être en raison de la vitesse : cent trente kilomètres à l'heure. Le car fonce. Youenn a fixé au chauffeur l'objectif de neuf heures devant le siège d'Octopia. Ses arguments ont du être convaincants, Lannig, ancien pilote de rallye a le pied au plancher. L'autoroute défile comme dans un film d'avant-garde des années soixante : aucune intrigue, juste un travelling en continu. Juste le plaisir subjectif de la performance photographique. Juste le plaisir subversif de l'image vide de toute signification. Aucune histoire ou des bribes incompréhensibles sur les notes acérées du morceau "Splatch". La trompette de Miles Davis déchire les tympans de D.C.A Le monde entier lui écorche l'oreille interne, le monde que le long ruban d'asphalte veut séparer en deux. Il se met à imaginer une immense fermeture éclair qu'il faudrait ouvrir pour laisser échapper les tripes du monde. Zip ! Mais que pourrait-il bien sortir de dessous cette couche de bitume, de ces champs labourés, de ces périphéries urbaines, de ces zones industrielles, de ces aires de repos couplées à des stations service dont les enseignes lumineuses forment des chapelets dans la nuit ? A bien y penser, rien. Rien à attendre de cette société de surface, de cette société d'apparence. Vide comme les films dont D.C.A se projette la fatuité, par magnétoscope interposé, dans son appartement qu'il retrouvera dans quelques heures après avoir buté Dubuisson. Rien à attendre de ce monde, contrairement à ce qu'espèrent ces hommes dont les flots de bières décuplent les espoirs les plus fous. Rien à attendre. Rien.


Chapitre XXXIII


Lundi

Le feu était rouge, Dubuisson l'a grillé. Bien rouge. Pour preuve le coup de frein violent d'une camionnette qui s'était engagée dans le carrefour. Le patron d'Octopia laisse ce détail loin derrière lui. Au volant de la Mercedes, il est visiblement heureux. En l'absence de Victor, il peut se payer quelques excentricités de conduite "tangage" où il prend un plaisir pervers à slalomer dangereusement entre les voitures, à raser les bordures de trottoirs au risque d'emporter quelques passants, à ignorer tous les interdits. Bref, à se sentir lui Dubuisson, au-dessus du vulgum pecus en enfreignant les lois, tout en se sachant intouchable. Dangereux enfantillages pour cet homme d'après la cinquantaine dont le principal talent est de n'avoir, dans les affaires comme dans la vie, aucune morale.
Dubuisson se sent soulagé. Victor l'a appelé de Pors Meur pour lui annoncer la bonne nouvelle.
- Ne vous traumatisez plus, président, j'ai arrangé le coup. Tout est au point.
- C'était qui cet enfant de salaud ?
- Un sale con, président, qui s'est cru malin. Un copain de beuverie de Kervella. Votre directeur s'était laissé aller à quelques confidences, histoire d'assurer ses arrières.
Victor ne lui avait pas dit la vérité. Il se gardait d'ailleurs bien de l'informer de tous ses petits trafics en parallèle. Pour Katell, qu'il avait cueillie au saut du lit, il avait effectivement un autre plan que celui d'obéir à l'ordre d'élimination intimé par Dubuisson : lui offrir un premier et dernier rôle dans un de ces snuff-movies dont il était devenu le spécialiste.
Il est neuf heures vingt. Dubuisson est loin d'imaginer qu'un car bourré jusqu'à la gueule de marins-pêcheurs déchaînés, vient de s'arrêter à quelques pas du siège d'Octopia. Pour accéder à son parking privé souterrain, il lui a fallu prendre la rue derrière. Il ne s'est donc pas aperçu de l'attroupement. La télécommande ouvre la grille qui permet l'accès à la rampe en béton. Une cellule photoélectrique allume la série de néons. Dubuisson gare la Mercedes, puis emprunte l'ascenseur qui le conduit directement à son bureau. Jeanne n'est pas là pour lui présenter le courrier. Il l'appelle. Personne. Par contre, des clameurs plus qu’insolites en cet arrondissement bon chic-bon genre fusent. "Dubuisson, salaud !", "Octopia, assassins !". Il s'approche de la fenêtre pour identifier l'origine du désordre et recule brusquement en découvrant le car et la cinquantaine de marins braillant leur colère devant l'entrée de l'hôtel particulier.
- Mais qu'est ce que c'est que cette chienlit ? clame Dubuisson en reprenant la formule du grand homme qu'il avait soutenu en mai soixante-huit comme membre actif du SAC.
Il appelle une nouvelle fois Jeanne. Aucune réaction. Il descend au premier étage et la trouve en compagnie des autres secrétaires qui jouent les curieuses agglutinées aux fenêtres, tandis que les hommes se sont déployés dans le hall d'entrée pour prêter éventuellement main forte au portier.
Le système de sécurité du sas d'entrée a fonctionné, les marins n'ont pu entrer. Ils sont encore dans la rue en train de hurler. Il n'y a rien à craindre donc de ce côté là, sinon les injures qui ont mis les habitants du quartier aux fenêtres et commencent à inciter quelques badauds à se masser sur le trottoir d'en face.
- Dubuisson, ordure !! Octopia, assassins !! Dubuisson, enfoiré !!
- Jeanne, à la fin, vous pouvez me dire ce que c'est que ce bordel ?
- Ah ! Monsieur ! Vous voici. Ils sont arrivés il y a une dizaine de minutes. Ils ont demandé à ce que vous les receviez. On ne leur a pas ouvert. On leur a dit que ce n'était pas possible sans rendez-vous, mais depuis, ils insistent.
- J'entends Jeanne, j'entends. Bon, alors vous avez appelé la police ?
- Non, Monsieur. On vous attendait.
- Eh bien ! je suis là. Qu’est-ce que vous attendez ? Appelez la police et qu'elle embarque cette racaille !
Une fusée incandescente fracasse soudain une fenêtre de l'étage et atterrit dans un rayonnage chargé de dossiers qui s'enflamment. Un début d'incendie sème la panique parmi les secrétaires qui s'éparpillent à travers les couloirs. Dubuisson s'empare d'un extincteur, tandis que des grappins propulsés par des fusées lance-amarres brisent d'autres fenêtres dans un tumulte digne d'un tremblement de terre.
Au rez-de-chaussée, c'est l'abordage. Les marins ne semblent pas vouloir faire de quartier. Ils ont eu raison de la porte extérieure et le sas en verre vient d'exploser, tandis que la troupe, Youenn en tête, se rue sur le rang de gratte-papier qui est enfoncé d'un seul coup. Après une sévère bousculade dans le hall, les pêcheurs gravissent l'escalier et se rendent rapidement maîtres du siège d'Octopia. Dubuisson, occupé à jouer le pompier de service, n'a pas eu le temps de réagir à l'arrivée brusque des assaillants. Il est rapidement entouré et il essaye de se protéger derrière son extincteur. Un jeune costaud veut l'assommer avec une batte de base-ball. Youenn le retient.
- Eh là ! Du calme, Loig. On n'est pas là pour le massacrer. Juste pour avoir des explications.
- Messieurs, je vous demande de sortir immédiatement ou j'appelle la police, réplique Dubuisson sentencieux.
- La police ! Ah, ça tombe à pic ! Je suis sûr qu'elle va être bougrement intéressée par les documents que je détiens sur vos "activités industrielles" à Pors Meur.
Youenn se tourne, balaye la pièce du regard, cherche Cioreff pour qu'il expose lui-aussi sa version des faits et confirme. Mais D.C.A n'est pas là. Il s'est éclipsé dès l'arrivée du car devant le siège d'Octopia.
- Mais où donc est passé Cioreff ? interroge Youenn à la cantonade.
- Pas vu, répond un matelot.
Youenn brandit alors sous le nez de Dubuisson les quelques feuillets que lui a remis D.C.A
- Ça, c'est la preuve de la responsabilité de votre compagnie dans l'incendie de la conserverie. Je ne sais pas qui est le salaud qui a fait péter l'allumette, mais ce que je sais, c'est que l'ordre, c'est vous qui l'avez donné ! Tout ça, pour faire une thalasso !
- Mais... Mais... Vous délirez ! proteste Dubuisson.
- Le délire, il est dans votre tête et votre sale tête, elle nous est jamais revenue, à nous les gens de Pors Meur. Pas étonnant ! Vous avez fait brûler l'usine, nos femmes ont perdu leur boulot et c'est pas dans votre thalasso pour friqués qu'elles vont jouer les call-girls !!
L'éclat de rire général laisse penser que la situation va se détendre. Il n'en est rien. Youenn donne le signal que les autres marins attendaient en piaffant.
- Bon les gars, allez-y ! On pète tout !
- Mais arrêtez... Arrêtez... C'est un terrible malentendu !
Dubuisson tente de jouer la sincérité. Il se met la main sur le cœur, prêt à appeler à la rescousse quelques saints témoins.
- La ferme ! Et si l'idée vous prenait de porter plainte, on fait éclater l'affaire au grand jour, compris ?
Youenn saisit Dubuisson par la cravate et lui souffle dans les narines une haleine lourde qui se colle aux gouttes de sueur qui perlent de son front.
Depuis que le chef de S.O.S Pêche a donné son feu vert, les marins se sont répandus dans les trois étages du siège social. Pas une armoire, pas une chaise, un bureau, un ordinateur, une lampe, qui ne résiste à leur fureur. Tout est brisé, écrasé, piétiné. Des piles de dossiers ont été jetées par les fenêtres et les feuillets volent dans la rue de la Faisanderie à la grande hilarité d'un groupe d'enfants qui n'ont pas hésité à sécher l'école pour assister au spectacle. Quelques employés d'Octopia ont voulu s'opposer à la déferlante de Pors Meur. Mal leur en a pris. Les voilà couchés à terre à moitié assommés. Personne ne résiste à la marée de colère et de ressentiment. Les secrétaires l'ont bien compris. Craignant de subir les derniers outrages, elles se sont volatilisées pour se réfugier dans la rue où elles se lamentent au milieu des passants maintenant plus nombreux
Pendant le saccage, Youenn tient Dubuisson en respect par la cravate. Les regards des deux hommes convergent. Un arc de haine s'est créé entre ces deux pôles humains. Pour Youenn, Dubuisson représente l'espèce qu'il déteste le plus : celle de ces intrigants qui fréquentent assidûment les allées, comme les sombres contre-allées du pouvoir, qui usent et abusent de leur carnet d'adresses comme de passeports censés leur garantir l'immunité. Ce n'est pas l'envie qui manque à Youenn de lui fourrer une fusée de détresse dans le cul et de faire exploser l'autre bouche de ce beau parleur arrogant et magouilleur. Dubuisson a perçu chez son agresseur cette pulsion meurtrière. Il la connaît pour l'éprouver lui-même quand il torture les jeunes victimes qui lui sont offertes et que Victor est obligé de faire disparaître discrètement.
Youenn regarde sa montre. Il est neuf heures quarante-cinq. Il faut décrocher pour pouvoir rejoindre les autres à la Bourse - car c’est à cet objectif hautement symbolique qu’ils vont s’attaquer - et leur prêter main forte.
- Allez les gars, on se casse.
- De toute façon, y'a plus rien qui tient debout dans la bicoque, commente un assaillant.
Youenn lâche Dubuisson qui se laisse choir sur le parquet comme un gros mollusque.
- Kenavo ! lui lance Youenn. Et ne vous avisez pas de nous faire des embrouilles, car on se retrouverait. Maintenant, on connaît le chemin !
L'immeuble d'Octopia se vide d'un coup. Le flux s'est retiré. Alors, comme aux grandes marées d'équinoxe en Bretagne, la plage de la Faisanderie se retrouve jonchée de débris : dossiers éparpillés, ordinateurs éclatés, mobilier brisé. Le flux s'est retiré et l'intérieur de l'hôtel particulier ressemble à une coquille vide. Le personnel, terrifié, n'ose plus pénétrer dans l'immeuble, d'autant qu'un marin en quittant les lieux a crié que tout aller exploser.
A l'intérieur rien n'a résisté à la fureur des pêcheurs, Dubuisson après s'être relevé et avoir regagné péniblement son bureau, en fait l'amer constat. Les murs sont couverts de tags reprenant les mêmes slogans haineux que ceux proférés avant l'attaque. Les chasses d'eau ont été brisées et les tuyauteries des sanitaires éclatées. Le flot qui descend des étages par la cage d'escalier entraîne une cascade de feuillets et de documents de toutes sortes.
A la barre d’Octopia, paquebot en train de sombrer, le commandant Dubuisson vacille. Le plateau de son bureau est brisé. Lorsqu'il s'assoit dans son fauteuil directorial qui miraculeusement possède encore ses pieds, il ignore qu'il n'est pas encore arrivé au bout de son cauchemar. Il essaye de retrouver ses esprits et de comprendre la situation qu'il vient de vivre. Après tout, c'est peut-être un mauvais rêve ? Comment ces furieux ont-ils pu entrer en possession des documents que leur chef, ce soudard, lui a exhibés ? Pourquoi un tel voyage depuis le fin fond de leur Bretagne jusqu'à ce sanctuaire qu'il a mis des années à créer ? Pourquoi ?
Dubuisson encaisse violemment la réponse, comme le disciple bouddhiste zen qui reçoit l'illumination après le coup de bâton asséné par son maître. Une main l'agrippe solidement par derrière, l'extrait de son fauteuil et le projette au travers de la pièce. Il se cogne sur l'un des piliers de la cheminée et retombe sur ce qui, avant le passage des barbares, avait été un beau tapis turc. Il veut se redresser, mais un coup de pied brutal vient se planter dans son ventre. Il retient un hurlement, tousse, crache un filet de sang et regarde affolé autour de lui pour identifier son agresseur.
- Bonjour ! T'as le salut de Turturo, lui annonce D.C.A, refaisant surface.
Le tueur, après avoir faussé compagnie à Youenn et sa bande à la sortie du car est passé par les garages et a emprunté le même itinéraire que Dubuisson. D.C.A aurait pu l'intercepter à ce moment là. Mais il a voulu laisser ce plaisir à ses compagnons de fortune et prendre son temps pour peaufiner le contrat. Il en a profité pour fracturer le coffre fort du bureau de Dubuisson et en extirper l'ensemble du contenu pendant que son propriétaire s'expliquait avec les pêcheurs.
- Mais, qui êtes-vous ?
- C'est la question rituelle que me posent toujours mes victimes.
D.C.A lui décoche un nouveau coup de pied. Dubuisson, grosse limace adipeuse rampe sur le sol et commence à suffoquer tout en protestant.
- Ça sert à rien de gueule !. Si les pêcheurs ne sont pas contents que tu aies fait cramer l'usine, Turturo non plus. C'est lui qui m'envoie.
- Il y a peut-être moyen de s'arranger ?
- Turturo s'arrangera avec Octopia après ta mort.
- Combien Turturo vous a payé ? Et puis, qu'importe la somme, je double la mise,. je triple même…
Deux détonations claquent en guise de réponse. Deux balles dans les jambes. Dubuisson hurle, mais un coup de pied dans la figure lui tranche la langue, étouffant ses cris pour toujours. Il ne pourra jamais plus se lancer dans ces péroraisons dont il avait le secret.
D.C.A sait que les flics ne vont pas tarder à arriver. Pas de temps à perdre. Il sort de son imperméable une fusée rouge. Dubuisson devine ses intentions, mais il ne peut émettre que des borborygmes mêlés à des crachats sanguinolents. Il tente de se redresser et de ramper, D.C.A lui écrase la main droite. Il s'effondre lourdement sur le parquet. Le tueur fait rouler son corps comme les pêcheurs à pied retournent du bout de leur botte une charogne d'oiseau mazouté ou une caisse éventrée, histoire de voir. Il lui tire à bout portant la fusée dans le ventre. Un cratère se creuse autour de la fusée qui rentre en combustion. Les mauvais instincts, les mauvaises actions, tous les coups tordus de son existence s'échappent en flammèches du néant phosphorescent. Ça sent la chair grillée. Drôle de barbecue ! Dubuisson, volcan humain en éruption, tente de retirer le projectile. Trop tard, son corps se transforme en torche. D.C.A quitte la pièce et reprend l'ascenseur. Les premières sirènes se font entendre. Le tueur à gages rejoint le sous-sol. Il remonte la rampe pour sortir du parking en courant. C'est à cet instant que surgit le monospace conduit full speed par Victor. Ironie du sort, Katell est à son bord, droguée et ligotée. D.C.A se colle à la paroi pour éviter le véhicule. Victor peste en donnant un brusque coup de frein pour aborder le virage du parking souterrain. Il ne saura jamais que l’homme pressé qu’il vient de croiser et dont il n’a même pas vu les traits est l'auteur du carnage qu'il va découvrir en essayant de rejoindre Dubuisson.
D.C.A débouche sur le trottoir de la rue, marque un temps d’arrêt, reprend son souffle et ses esprits. Et, d’un pas de promeneur ordinaire se dirige vers la station de métro la plus proche, Porte Dauphine, où il se fond dans la foule affairée de la capitale.


Chapitre XXXIV


Investir, c'est prévoir. Pour gagner en Bourse, il faut anticiper. Les marins-pêcheurs savent qu'ils vont faire parler d'eux, même s'ils sont bien conscients qu'ils ne vont pas provoquer un nouveau krach, un big bang comme en 1987. L'installation du CAC et de la cotation en continu a mis fin à tout le folklore boursier. Finis les cris et les gesticulations, la vie en somme. La traditionnelle corbeille a achevé sa carrière au musée. Les terminaux d'ordinateurs ont pris le relais et rien n'est plus comme avant. Pourtant en ce lundi hivernal qui s'annonce à priori aussi calme que les autres, la Bourse va de nouveau connaître une matinée de frénésie destructrice.
- Am amzer a zo brao hiziv ! s'exclame Marcel en touchant le premier le sol de la capitale.
- C'est bon signe, lui rétorque Jean-Michel à qui Youenn a délégué la direction des opérations intra-muros.
Dans le parking du Forum des Halles, les enragés de Pors Meur, surexcités par des heures de confinement dans les habitacles sortent comme des diables de leurs boîtes. Jean-Michel agite les bras, fait tournoyer son torse comme sur un axe, interpellant les hommes qu'il voudrait calmer.
- A l’attaque ! pousse un jeune colosse en vareuse, en essayant d'entraîner une bande de matelots vers la sortie du parking.
- Eh là ! On se calme ! Revenez ici de suite et écoutez-moi bien ! clame Jean-Michel qui sent bien qu'il ne va pas réussir à contenir longtemps ses troupes.
- L'objectif, c'est la Bourse, vous le savez. On prend de grands risques. Alors tâchez d'être un peu disciplinés, si c'est pas trop vous demander. Premièrement, vous vous groupez comme vous étiez dans les cars. Deuxièmement, on attaquera escouade par escouade à mon signal. Je donne un plan à chaque chef de groupe...
Maintenant Jean-Michel crie pour se faire entendre, mais sa voix qui résonne dans le sous-sol du Forum des Halles est couverte par les appels tonitruants des marins qui ne pensent qu'à partir à l'assaut.
War raog ! Et advienne que pourra, la pêche va investir ! Pourtant Marcel, Jean-Michel, Fanch et les autres n'ont jamais entendu parler d'actions à dividende prioritaire, ni d'obligations à coupon zéro. Encore moins d'or papier. Que leur importe les mécanismes qui régissaient les jeux hasardeux de la spéculation ? Que leur importe les hommes en gris qui s'agitent comme des fourmis dans le palais pompeux construit sur ordre de Napoléon I et achevé trente ans avant que les premières sardineries ne fassent leur apparition à Pors Meur ? La Bourse, prétentieux bâtiment ! Simili temple grec ! Temple du fric dressant vers le ciel ses soixante-quatre colonnades pseudo-antiques. A l'intérieur, autre style : des arches gothiques ou romanes, qu'importe. Les marins qui ne sont pourtant pas des enfants de chœur, vont servir la messe à leur manière dans la cathédrale du pognon. "Si vous le pouvez, essayez de vous occuper vous-mêmes de vos affaires, car les intermédiaires sont souvent assez décevants. Et n'oubliez pas que l'investissement en bourse doit se concevoir dans le long terme", c'est ce que disent les experts financiers aux petits porteurs. Les marins ont suivi le conseil, à une différence près : ils vont investir la Bourse dans la minute.
Le garde en armes, planté derrière la grille qui ceint le bâtiment, apostrophe le groupe d'agités d'un air hautain.
- Hep !! Vous, là ? Pour les visites guidées, c'est l'après-midi. De toute façon, faut prendre rendez-vous !
A la tête d'une trentaine de marins qui forment le premier commando, Jean-Michel répond avec hargne :
- Nous, on n'a pas besoin de rendez-vous et question visite, on se guide tout seuls, si vous voyez ce que je veux dire !
Le policier, malgré ses lunettes ne voit pas vraiment ce que cela signifie. Il se gratte la tête, interrogatif. « Tous ces types, ça ne ressemble vraiment pas un club d'investissement qui vient visiter le palais bâti par Monsieur Brongniart ! ». Le policier examine de plus près la tenue des visiteurs.
Non. Pas un club d'investissement en goguette dans la capitale. Non, non, c'est la côte qui déboule.
- Poussez-vous, dégagez le passage, c'est S.O.S Pêche, on va rentrer même si c'est pas l'heure des visites guidées ! tonne Marcel en bousculant la force de l'ordre qui s'accroche à son talkie-walkie comme à une bouée de sauvetage et s'égosille pour appeler du renfort entre deux hoquets.
La première escouade gravit la vingtaine de marches, traverse l'imposante colonnade, passe sous le portique d'entrée, tandis que la deuxième vague des assaillants a déjà rejoint la grille où de nouveaux policiers convergent, affolés. Les dispositifs de sécurité, aussi sophistiqués qu'ils soient ne peuvent résister à la pression du groupe d'hommes baraqués, avançant en rangs serrés comme des hippopotames qui chargent. Ils forcent le passage dans le brouhaha et se retrouvent dans le hall monumental. Bousculades, injures, confusion. L'effet de surprise a joué à cent pour cent. Les troupes de S.O.S Pêche ont mis pied dans la place avant même que les agents de la sécurité n'aient pris la mesure de ce qui se passait. On entend sonner toutes les alarmes déclenchées par le passage des assaillants devant les scruteurs électroniques. Des tirs de sommation en l'air crépitent. La foule des assaillants grossit. Faisant fi des obstacles, le gros de la troupe des marins s'engouffre dans l'escalier en direction de la salle des cotations. Des hommes de S.O.S Pêche restés à l'arrière, nettoient galeries, salles et bureaux. Big bang. Une lame de fond ravage l'intérieur de l'édifice vénérable. Les employés fuient devant les assaillants. Le cœur de la Bourse est rapidement atteint par les fantassins de la pêche. Là, ces derniers, absolument indifférents au grandiose ordonnancement des lieux, s'en donnent à cœur joie, fracassant les ordinateurs à coup de gourdins, faisant éclater des fusées de détresse, allumant des feux de Bengale.
Pendant ce temps, le personnel, terrorisé s'est réfugié dans les tréfonds du bâtiment. A l'extérieur, un groupe de C.R.S arrivé en urgence se prépare à monter à l'assaut, suivi d'assez loin par quelques journalistes dont les flashes crépitent timidement. Le siège de l'A.F.P. qui se trouve juste en face sur la place, a dépêché ses reporters, ravis de l'aubaine mais néanmoins prudents.
En quelques minutes, les hommes de S.O.S Pêche ont saccagé l'intérieur de la Bourse, rendant la place inopérante pour plusieurs jours. Le travail de destruction a été accompli en un temps record. D'ailleurs le gros de la troupe a pris la poudre d'escampette et s'est égayé dans les rues voisines avant l'arrivée des premiers C.R.S.
Des marins plus véhéments que les autres, restés à l'intérieur du bâtiment ont choisi d'en découdre avec les policiers qui les ont encerclés. L'affrontement entre les deux camps est féroce : jets de boulons, pétards à thons, fusées de détresse en tir tendu d'un côté, grenades lacrymogènes, balles en caoutchouc, fumigènes de l'autre. Un C.R.S reçoit en pleine cuisse une fusée lance-amarre. La chair a explosé. L'homme crie de douleur tandis que ses collègues l'évacuent vers l'extérieur. En représailles, deux marins gisant sur le dallage sont frappés à coup de crosse. Leurs compagnons de fortune tentent de venir à leur rescousse. Les fumigènes opacifient le décor. La visibilité devient nulle. Un vrai temps de brume, pire et plus dangereux que dans le Raz de Sein. Ça finit au corps à corps. Gourdins contre matraques, boucliers contre manches de pioche, casques contre casques. Les visages de part et d'autre sont chargés de haine. "C.R.S. - S.S !". Dialectique des coups en réponse à ce slogan simpliste. "C.R.S - S.S". Les coups redoublent . "C.R.S - S.S !". Les matraques sont happées par une chaîne qu'un marin fait tournoyer. Des poignets sont brisés. Un C.R.S prend peur : "Ils vont nous tuer !!". Un gradé tente de faire usage de son arme. Il n'a pas le temps de dégainer. Une fusée lui démolit le bras. Les C.R.S reculent, tandis que les pêcheurs essayent de se dégager et tentent une sortie. Ils sont cueillis par les renforts qui croient que leurs collègues ont été massacrés par ces hooligans bretons. Ils échappent in extremis à la loi du talion par l'intervention du commandant de brigade. "Allez, allez, embarquez-moi cette racaille et protégez le bâtiment, ils peuvent revenir !".
La racaille ne reviendra pas. Elle s'est éparpillée dans les rues voisines pour rejoindre le parking des Halles. Chaque marin essaye de retrouver son chemin. Certains s'égarent et échouent du côté de la rue Saint-Denis et cèdent aux chants de drôles de sirènes. Des sirènes… et puis des hommes qui finissent de vider leur violence dans des ventres sans lendemain. Et leur lendemain à eux ? Rejoindre la côte et s'user de nouveau la paillasse sur cette mer qui ne veut plus les nourrir...

Chapitre XXXV


Un coup de sifflet strident, rageur. Une main qui se tend dans un geste impératif vers le pare-brise du car qui, après avoir quitté la Faisanderie, était en train de filer vers la Bourse pour rejoindre le reste de la troupe des attaquants. Deux, puis trois, puis dix silhouettes qui s'adossent derrière cette main gantée, derrière ce casque de C.R.S, visière rabattue. Et la chenille noire ainsi formée, vindicative, se hérisse soudain de piquants. Vingt fusils, armés de grenades lacrymogènes s'apprêtent, à tir tendu, à interdire au car de poursuivre sa route. Un ordre au mégaphone est éructé : "Stoppez immédiatement et ouvrez la porte !". Lannig, le chauffeur, plutôt soulagé d'en finir avec cette expédition folle à travers la capitale, vient d'obtempérer. Son pied droit a écrasé la pédale du frein. Le car pile net. Ses passagers sont projetés contre les sièges en simili velours rouge et les sacs chargés de canettes, pour la plupart vidées depuis le départ de Pors Meur, passent par-dessus les têtes et chutent sur le sol en lino marbré, dans un concert de jurons.

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Pendant que le car faisait route entre le siège d'Octopia et le Palais Brongniart, le quartier de la Bourse avait été bouclé par les forces de l'ordre. Bouclé, quadrillé et débarrassé des marins sortis manu militari du bâtiment pour être évacués vers le commissariat le plus proche. La place de la Bourse ressemblait depuis un bon quart d'heure à un camp retranché avec ses rangées de cars obstruant chaque rue d'accès. La vision d'ensemble, celle que pouvaient contempler les journalistes depuis l'immeuble de l'A.F.P, ressemblait au cercle que, du temps de la conquête de l'Ouest, les pionniers de la prairie formaient pour se protéger d'une attaque indienne. Des Indiens, il en était encore annoncé. Le premier message avait indiqué un autocar, mais au fil des minutes, l'estimation avait connu une curieuse inflation. Dans l'affolement, des bus de touristes japonais avait été comptabilisés et ainsi, en moins d'un quart d'heure, neuf, puis quinze cars d'attaquants avaient été signalés. Le préfet de police avait donné ordre de les laisser passer pour pouvoir mieux les intercepter à la Bourse. Ainsi, étrangement, des cars touristiques s'étaient vus ordonner un itinéraire par des motards assez énervés.
Youenn avait essayé de joindre Jean-Mich' à la V.H.F. En vain, l'appareil avait émis des crachements en continu. "C'est pas normal, il se passe quelque chose. Faut foncer. Vite, Lannig ! Roule, klaxonne, brûle tous ces feux, mais grouille, grouille !".
Dans le bus, les marins survoltés renchérissaient.
- Ouais, allez, allez ! War raog, Lannig ! On va rater le meilleur !
- Les gars, c'était quand même pas trop mauvais le premier round hein ? se félicitait Youenn.
- On aurait dû le finir, Dubuisson !!
- T’excites pas comme ça, on est tout de même pas des tueurs !
- Demain, on va être célèbres les gars !! On n’parlera plus que de nous dans les journaux !
- Allez ! Grouille-toi, Lannig ! Grouille, avait ordonné Youenn.
Et Lannig avait mis plein gaz. Jusqu'au premier coup de sifflet, jusqu'au coup de frein brutal qui avait fait basculer tout le monde vers l'avant.

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Le car est maintenant immobilisé en plein milieu de la rue. L'ordre est réitéré : "Ouvrez la porte !".
- Ouvre donc Lannig! lance Youenn. Vous avez vu le comité de réception !!
A peine la porte repliée sur ses axes hydrauliques, une escouade de C.R.S investit le véhicule, à l'image des commandos anti-terroristes prenant d'assaut un avion retenu par des pirates de l'air. La comparaison n'échappe pas à l'un des matelots.
- Gast ! Mais c'est le G.I.G.N ou quoi !
- Ta gueule ! lui rétorque un des policiers.
- Ta gueule toi-même ! renvoie le matelot avant de se voir asséner un brutal coup de matraque qui le force à s'asseoir et lui enlève toute envie de continuer à faire le malin.
- Oh, oh ! Là ! On se calme ! essaye de temporiser Youenn à l'adresse des policiers.
Mais le voilà tiré en arrière et menacé d'un coup de crosse par un C.R.S encore plus fébrile que le manipulateur de matraque.
Le gradé de l'escouade vient d'aboyer un ordre : "Ça suffit ! ". A l'intérieur du car, plus aucun marin ne bouge. La chenille noire occupe l'allée centrale et chaque pêcheur est désormais tenu en respect par un C.R.S.
- Qu'est-ce que c'est que ce cirque, tente encore une fois de protester Youenn. On n'a rien fait, nous ?
- Et on va vous croire ! réplique le gradé. Même que vous êtes des touristes sans doute ?
- C'est ça, on fait une visite guidée de Paris.
- Ah oui ! Avec tout cet arsenal ?
Le gradé brandit des fusées, des lance-amarres, des gourdins que ses hommes viennent d'extraire des soutes.
- Ben... Ça, c'est pour nous défendre, répond malicieusement Youenn. On nous a dit qu'ici des voyous attaquaient les touristes pour les dévaliser.
- Et il nous prend pour des cons en plus. Au fait, qu'est-ce que vous vouliez visiter ? Ce serait pas la Bourse, par hasard ?
- Non, on venait voir la Tour Eiffel.
- La Tour Eiffel ! Elle est bonne celle-là. Le problème, c'est qu'elle est dans la direction opposée !
- Alors, Lannig, qu'est ce que t'as foutu ? T'as encore lu le plan à l'envers. Cap à l'est qu'on t'avait dit !
Le gradé commente en spécialiste :
- Votre chauffeur, il a fait du nord-est. Il a dû oublier de virer une bouée.
Le rire des pêcheurs envahit le car, mais le gradé lance, brutal :
- Fermez vos sales gueules de ploucs ! On vous embarque.
- De quel droit ? interroge Youenn en essayant de jouer les procéduriers.
- Le jeu est fini. Vos collègues ont mis à sac la Bourse, on a dix gars au tapis, expédiés aux urgences à cause de vos fusées. Alors, on rigole pas. Combien d'autres cars en dehors de celui-ci ?
- On est les seuls, répond Youenn.
- On nous a signalé quinze cars derrière vous. Arrêtez vos conneries ou ça va chier pour vous !
Un C.R.S monte dans le véhicule.
- Commandant, les autres cars viennent d'être arrêtés. Ce sont de vrais touristes, des Japs. Y’ a maldonne.
- Vous voyez bien, réplique Youenn.
- Vous, vous êtes des faux touristes et des vrais terroristes. On vous embarque et gaffe au premier qui bouge !!
Youenn se rassoit la rage au ventre. Lannig cède sa place à un C.R.S qui conduit le car vers la préfecture de police. Abondamment encadré par les véhicules des forces de l'ordre, le convoi traverse la rive droite dans un concert de sirènes. Dans son sillage, bourdonne l'essaim des journalistes avertis par l'A.F.P. Demain, en première page de tous les quotidiens, Pors Meur sera célèbre.

FIN

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